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A Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, «lieu où s'assemblent les chèvres». Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l'élégance, ceux-ci l'invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n'avaient pas d'invités à éblouir. Vivant toute l'année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu'eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n'y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu'«il y avait à voir»; c'était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait s'il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n'en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les «nouveautés» à aller voir («Cela en vaut la peine»), ne les considérant, du reste, qu'au point de vue de la bonne soirée qu'elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à ne pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer parfois une «nouveauté» dans l'histoire de l'art. C'est ainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait: «Nous sommes allés une fois à l'Opéra-Comique, mais le spectacle n'est pas fameux. Cela s'appelle _Pelléas et Mélisande_. C'est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on donne _La Châtelaine_. Nous y sommes retournés deux fois; ne manquez pas d'y aller, cela mérite d'être vu; et puis c'est joué à ravir; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils»; il me citait même des noms d'acteurs que je n'avais jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des «chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert» et des «expériences de Monsieur Charcot». M. de Chevrigny n'en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui, à l'égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate était vaincu par celui de paraître familier qu'avait le provincial.

Dès après le premier dîner que j'avais fait à la Raspelière avec ce qu'on appelait encore à Féterne «le jeune mariage», bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on reconnaît l'écriture entre des milliers. Elle me disait: «Amenez votre cousine délicieuse-charmante-agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir», manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d'avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût-transposée dans l'ordre mondain-qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu'une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang, d'ailleurs; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait: «Elle tient de tante Zélia», on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache, et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La «jeune» marquise me disait dédaigneusement: «Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas, cette femme; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à conséquence.» Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un «impair», déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne «bicherait» pas et qu'il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain-l'élégant, avec les amis de Saint-Loup-ils ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et «faisait bien» dans un dîner; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita seul, pour ne «rien commencer avec la femme». Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne «en petit comité». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait: «