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Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin», pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n'eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu'il tint spontanément, voici pourquoi. S'il avait, à l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que l'influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d'autres domaines et qu'il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était encore, au moins à ce point de notre récit, qu'une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c'était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l'esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron: «Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d'ailleurs surtout flatteur pour la Maison de France, car c'était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné, qu'aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand'mère que le Roi; fort au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers; les d'Uzès, peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs; les Luynes, tout à fait récents mais avec l'éclat de grandes alliances; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu, les Castellane et, sauf oubli, c'est tout. Quant à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.» Morel avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu sommaire; il jugeait les choses comme s'il était lui-même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d'Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse, qu'il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas «plus que le dernier pioupiou de son régiment». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s'il venait d'agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux; c'est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu'il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive; et, dans l'intervalle, d'autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d'un dîner à la Raspelière et que les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l'aller une partie du trajet avec nous: «Vous qui aimez tant Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés des _Scènes de la vie de Province_.» Mais M. de Charlus, absolument comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement la parole: «Vous dites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec.-Oh! je ne voulais pas dire que c'était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que…» M. de Charlus m'interrompit encore: «Dites plutôt Mme de Mortsauf.» Le train s'arrêta et Brichot descendit. «Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes terrible.-Comment cela?-Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer?» Je vis par l'attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l'ombre d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait de la malveillance de leur part. «Voyons, vous n'avez pas remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé d'elle», reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu'il avait l'expérience des femmes et parlait du sentiment qu'elles inspirent d'un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu'il éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d'équivoque paternité avec tous les jeunes gens-malgré son amour exclusif pour Morel-démentit par le ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait: «Oh! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur apprendre, ils sont innocents comme l'enfant qui vient de naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d'une femme. A votre âge j'étais plus dessalé que cela», ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant, d'avouer qu'il fréquentait ceux dont c'était le vocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien me rendre à l'évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu'il était temps de mettre le holà. En dehors de l'utilité qu'elle voyait à une intervention, pour la politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d'explications et aux drames qu'ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l'oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu'elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l'enseignement. Elle alla jusqu'à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot cessa d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu'il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir. «Vous répondrez pour nous deux que j'accepte», dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu'étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu'ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu'on néglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s'en apercevraient pas. Mais on n'aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est efforcé de cesser d'être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu'on appelle des gens «très bien». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien d'autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c'était des gens «tout ce qu'il y a de mieux». Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve? Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l'effet qu'allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu'il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage. La porte s'ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des commandements chargé d'excuser son ministre, comme une épouse morganatique qui exprime le regret qu'a le prince d'être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit du ton le plus léger: «Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins je crois que c'est pour cela… Je ne l'ai pas rencontré cette semaine», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que l'absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités: «Nous nous passerons de lui, n'est-ce pas, ce ne sera que plus agréable.» Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu'ils n'étaient tenus envers eux qu'à une politesse limitée, comme les princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais seulement jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m'en donnait ces explications: «Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était difficile. Il est extrêmement dreyfusard…-Mais non!-Si…, en tout cas son cousin le prince de Guermantes l'est, on leur jette assez la pierre pour ça. J'ai des parents très à l'oeil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma famille.-Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d'autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sa nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du mariage.-Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l'armée!-Il l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai?-On ne parle que de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir.-Mais je vous répète qu'il me l'a dit à moi-même qu'il était dreyfusard, dit Mme de Cambremer. C'est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié allemands.-Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c'est une autre paire de manches; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J'ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d'exagération ni dans un sens ni dans l'autre. _In medio… virtus_, ah! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse.» Pour éviter de se prononcer sur la citation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait trouver qu'elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. «Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seulement elle a eu l'air de croire qu'avec la maison et tout ce qu'elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d'être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. A Féterne ça n'a pas d'importance, mais je vois d'ici la tête que ferait ma tante de Ch'nouville si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal.» Je demandai lesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par dire: «On prétend que c'est lui qui faisait vivre un monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j'ai senti que Mme Verdurin s'imaginait que, parce qu'elle était notre locataire dans la Manche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j'ai compris qu'il fallait couper le câble.»