, reprit-il sur un ton assez emphatique et fier et pour tenir des propos esthétiques, donnant, par une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé en arrière, je ne m'occupe de tout cela qu'au point de vue de l'art. La politique n'est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j'admire trop Rembrandt pour ne pas savoir la beauté qu'on peut tirer de la fréquentation de la synagogue. Mais enfin un ghetto est d'autant plus beau qu'il est plus homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l'instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraïque dont je vous parle, la commodité d'avoir sous la main les boucheries d'Israël a fait choisir à votre ami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c'est curieux! C'est, du reste, par là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi je pense qu'on le fit bouillir lui-même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l'air de signifier que le corps d'un Juif peut valoir autant que le corps du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votre ami pour qu'il nous mène voir l'église des Blancs-Manteaux. Pensez que c'est là qu'on déposa le corps de Louis d'Orléans après son assassinat par Jean sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis, d'ailleurs, personnellement très bien avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c'est une race d'usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant pour ancêtres Monsieur, qu'on appelait sans doute ainsi parce que c'était la plus étonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quelle famille!» Ce discours antijuif ou prohébreu-selon qu'on s'attachera à l'extérieur des phrases ou aux intentions qu'elles recelaient-avait été comiquement coupé, pour moi, par une phrase que Morel me chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui n'avait pas été sans s'apercevoir de l'impression que Bloch avait produite, me remerciait à l'oreille de l'avoir «expédié», ajoutant cyniquement: «Il aurait voulu rester, tout ça c'est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C'est bien d'un youpin!» «On aurait pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pour demander quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le rattraper? me demanda M. de Charlus, avec l'anxiété du doute.-Non, c'est impossible, il est parti en voiture et d'ailleurs fâché avec moi.-Merci, merci, me souffla Morel.-La raison est absurde, on peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre une auto», répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât devant lui. Mais remarquant mon silence: «Quelle est cette voiture plus ou moins imaginaire? me dit-il avec insolence et un dernier espoir.-C'est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à la Commanderie.» Devant l'impossible, M. de Charlus se résigna et affecta de plaisanter. «Je comprends qu'ils aient reculé devant le «coupé» superfétatoire. C'aurait été un recoupé.» Enfin on fut avisé que le train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où, en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par la pensée que j'eus un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas. Car d'elle-même Albertine, pour m'éviter toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu'elle n'aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu'il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l'un quelconque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu'à ce que Saint-Loup fût parti. De la sorte, les visites qu'il nous faisait à Doncières ne me causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes m'étaient agréables en m'apportant en quelque sorte l'hommage et l'invitation de cette terre. Déjà, dès la fin de l'été, dans notre trajet de Balbec à Douville, quand j'apercevais au loin cette station de Saint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête des falaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neige d'une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas même à la tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m'avait causée le premier soir en me donnant si grande envie de reprendre le train pour Paris au lieu de continuer jusqu'à Balbec, au spectacle que, le matin, on pouvait avoir de là, m'avait dit Elstir, à l'heure qui précède le soleil levé, où toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se réfractent sur les rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui, une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m'annonçait seulement qu'allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise d'Incarville, qui m'avait tant fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grès antique était devenu transparent, c'était la belle maison d'un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu'on serait toujours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n'était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d'un mystère que l'étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d'un degré. Dans nos retours à Hermenonville, à Saint-Vast, à Harambouville, au moment où le train s'arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas d'abord et que Brichot, qui n'y voyait goutte, aurait peut-être pu prendre dans la nuit pour les fantômes d'Hérimund, de Wiscar, et d'Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C'était simplement M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait me demander si je ne voulais pas qu'il «m'enlevât» pour me garder quelques jours à Féterne où allaient se succéder une excellente musicienne qui me chanterait tout Gluck et un joueur d'échecs réputé avec qui je ferais d'excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pour lesquels le marquis s'engageait sur l'honneur à me «prêter», en me faisant conduire et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. «Mais je ne peux pas croire que ce soit bon pour vous d'aller si haut. Je sais que ma soeur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un état! Elle n'est, du reste, pas très bien fichue en ce moment… Vraiment, vous avez eu une crise si forte! Demain vous ne pourrez pas vous tenir debout!» Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la même raison qu'il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s'étalait, ou causer avec un sourd. «Et avant? Comment, vous n'en avez pas eu depuis quinze jours? Savez-vous que c'est très beau. Vraiment vous devriez venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec ma soeur.» A Incarville c'était le marquis de Montpeyroux qui, n'ayant pas pu aller à Féterne, car il s'était absenté pour la chasse, était venu «au train», en bottes et le chapeau orné d'une plume de faisan, serrer la main des partants et à moi par la même occasion, en m'annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la visite de son fils, qu'il me remerciait de recevoir et qu'il serait très heureux que je fisse un peu lire; ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait: «Hé bien! vous ne me dites pas de jour pour notre prochaine réunion à la Lucullus? Nous n'avons rien à nous dire? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train la question des deux familles de Montgommery. Il faut que nous finissions cela. Je compte sur vous.» D'autres étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que j'ai toujours soupçonnés ne s'être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu'ils n'avaient rien d'autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine; patient, d'un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu'on voulait les retardataires, et, même une fois parti, s'arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu'ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n'usait que d'une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m'évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s'être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l'humidité du soir. Doncières! Pour moi, même après l'avoir connu et m'être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles! Doncières! Maintenant ce n'était plus que la station où montait Moreclass="underline" Égleville (_Aquiloevilla_), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n'étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n'ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (_Paterni villa_). Non seulement je n'éprouvais plus la crainte anxieuse d'isolement qui m'avait étreint le premier soir, mais je n'avais plus à craindre qu'elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d'amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l'anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l'avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d'une poignée de main cordiale, interrompre ma route, m'empêcher d'en sentir la longueur, m'offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que pour nous permettre d'en retrouver d'autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d'une personne qui marche vite, la distance était si faible qu'au moment où, sur le quai, devant la salle d'attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu'ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n'avait été qu'une rue de province et la gentilhommière isolée qu'un hôtel citadin; et même aux rares stations où je n'entendais le «bonsoir» de personne, le silence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d'amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j'avais eu à les réveiller pour leur demander quelque service d'hospitalité. Outre que l'habitude remplit tellement notre temps qu'il ne nous reste plus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une ville où, à l'arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n'aurais plus eu l'idée de l'employer à voir quelque église pour laquelle j'étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l'esquisse que j'en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d'échecs de plus chez M. Féré. C'était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu'avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de connaissances; si sa répartition territoriale, son ensemencement extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n'avoir plus que l'agrément social d'une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple _Annuaire des Châteaux_, feuilleté au chapitre du département de la Manche, me causait autant d'émotion que l'Indicateur des chemins de fer, m'étaient devenus si familiers que cet indicateur même, j'aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu'un dictionnaire d'adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d'amis nombreux, le poétique cri du soir n'était plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le «comment va?» de M. de Criquetot ou le «Kairé» de Brichot. L'atmosphère n'y éveillait plus d'angoisses et, chargée d'effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j'en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu'au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m'apparaissait comme une folie.