de faire le voyage. Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c'était le désir d'une église persane, d'une tempête à l'aube, ce qui maintenant me déchirait le coeur en pensant qu'Albertine irait peut-être à Trieste, c'était qu'elle y passerait la nuit de Noël avec l'amie de Mlle Vinteuiclass="underline" car l'imagination, quand elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne dispose pas pour cela d'un nombre plus grand d'images simultanées. On m'aurait dit qu'elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu'elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j'aurais pleuré de douceur et de joie! Comme ma vie et son avenir eussent changé! Et pourtant je savais bien que cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d'autres. D'ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs, n'auraient pas tant torturé mon coeur. C'était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d'enfance, que s'exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu'à ma chambre de Combray, de la salle à manger où j'entendais causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir; comme celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où Odette allait chercher en soirée d'inconcevables joies. Ce n'était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j'aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans mon coeur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révélation de l'intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous les moments où Albertine n'était pas avec moi (et il y avait des jours entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d'autres. L'idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu'elle m'eût dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait pas, je lui répondis: «Mais c'est que je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à Paris?» A tout prix il fallait l'empêcher d'être seule, au moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr qu'elle ne pût voir l'amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule avec moi, car ma mère, profitant d'un voyage d'inspection qu'allait faire mon père, s'était prescrit comme un devoir d'obéir à une volonté de ma grand'mère qui désirait qu'elle allât quelques jours à Combray auprès d'une de ses soeurs. Maman n'aimait pas sa tante parce qu'elle n'avait pas été pour grand'mère, si tendre pour elle, la soeur qu'elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux. Mais maman, devenue ma grand'mère, elle était incapable de rancune; la vie de sa mère était pour elle comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont la douceur ou l'amertume réglait ses actions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à maman certains détails inestimables, mais maintenant elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très malade (on disait d'un cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n'y trouvait qu'une raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait et, comme elle, allait, à l'anniversaire du père de ma grand'mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand'mère avait l'habitude d'y porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait s'entr'ouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma tante n'était pas venue offrir à ma grand'mère. Pendant qu'elle serait à Combray, ma mère s'occuperait de certains travaux que ma grand'mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille. Aussi n'avaient-ils pas encore été commencés, maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir le poids d'un deuil auquel il s'associait, mais qui ne pouvait pas l'affliger autant qu'elle. «Ah! ça ne serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine. D'ailleurs, quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie?-Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l'ai connue, plutôt qu'à Balbec qu'elle n'a jamais vu et que j'ai pris en horreur.» Albertine a-t-elle compris plus tard que cette autre femme n'existait pas, et que si, cette nuit-là, j'avais parfaitement voulu mourir, c'est parce qu'elle m'avait étourdiment révélé qu'elle était liée avec l'amie de Mlle Vinteuil? C'est possible. Il y a des moments où cela me paraît probable. En tout cas, ce matin-là, elle crut à l'existence de cette femme. «Mais vous devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous seriez heureux, et elle sûrement aussi serait heureuse.» Je lui répondis que l'idée que je pourrais rendre cette femme heureuse avait, en effet, failli me décider; dernièrement, quand j'avais fait un gros héritage qui me permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma femme, j'avais été sur le point d'accepter le sacrifice de celle que j'aimais. Grisé par la reconnaissance que m'inspirait la gentillesse d'Albertine si près de la souffrance atroce qu'elle m'avait causée, de même qu'on promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui vous verse un sixième verre d'eau-de-vie, je lui dis que ma femme aurait une auto, un yacht; qu'à ce point de vue, puisque Albertine aimait tant faire de l'auto et du yachting, il était malheureux qu'elle ne fût pas celle que j'aimasse; que j'eusse été le mari parfait pour elle, mais qu'on verrait, qu'on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout, comme dans l'ivresse même on se retient d'interpeller les passants, par peur des coups, je ne commis pas l'imprudence (si c'en était une), comme j'aurais fait au temps de Gilberte, en lui disant que c'était elle, Albertine, que j'aimais. «Vous voyez, j'ai failli l'épouser. Mais je n'ai pas osé le faire pourtant, je n'aurais pas voulu faire vivre une jeune femme auprès de quelqu'un de si souffrant et de si ennuyeux.-Mais vous êtes fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous, regardez comme tout le monde vous recherche. On ne parle que de vous chez Mme Verdurin, et dans le plus grand monde aussi, on me l'a dit. Elle n'a donc pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner cette impression de doute sur vous-même? Je vois ce que c'est, c'est une méchante, je la déteste, ah! si j'avais été à sa place…-Mais non, elle est très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et au reste, je m'en moque bien. En dehors de celle que j'aime et à laquelle, du reste, j'ai renoncé, je ne tiens qu'à ma petite Albertine, il n'y a qu'elle, en me voyant beaucoup-du moins les premiers jours, ajoutais-je pour ne pas l'effrayer et pouvoir demander beaucoup ces jours-là-qui pourra un peu me consoler.» Je ne fis que vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c'était irréalisable parce que nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec «Rachel quand du Seigneur» et de Swann avec Odette, j'étais trop porté à croire que, du moment que j'aimais, je ne pouvais pas être aimé et que l'intérêt seul pouvait attacher à moi une femme. Sans doute c'était une folie de juger Albertine d'après Odette et Rachel. Mais ce n'était pas elle, c'était moi; c'étaient les sentiments que je pouvais inspirer que ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur nous. «Alors, vous refusez mon invitation pour Paris?-Ma tante ne voudrait pas que je parte en ce moment. D'ailleurs, même si plus tard je peux, est-ce que cela n'aurait pas l'air drôle que je descende ainsi chez vous? A Paris on saura bien que je ne suis pas votre cousine.-Hé bien! nous dirons que nous sommes un peu fiancés. Qu'est-ce que cela fait, puisque vous savez que cela n'est pas vrai?» Le cou d'Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros grains. Je l'embrassai aussi purement que si j'avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d'enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon coeur. Albertine me quitta pour aller s'habiller. D'ailleurs son dévouement fléchissait déjà; tout à l'heure, elle m'avait dit qu'elle ne me quitterait pas d'une seconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne durerait pas puisque je craignais, si nous restions à Balbec, qu'elle vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle venait maintenant de me dire qu'elle voulait passer à Maineville et qu'elle reviendrait me voir dans l'après-midi. Elle n'était pas rentrée la veille au soir, il pouvait y avoir des lettres pour elle; de plus, sa tante pouvait être inquiète. J'avais répondu: «Si ce n'est que pour cela, on peut envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher vos lettres.» Et désireuse de se montrer gentille mais contrariée d'être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite, très gentiment, dit: «C'est cela», et elle avait envoyé le lift. Albertine ne m'avait pas quitté depuis un moment que le lift vint frapper légèrement. Je ne m'attendais pas à ce que, pendant que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d'aller à Maineville et d'en revenir. Il venait me dire qu'Albertine avait écrit un mot à sa tante et qu'elle pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour même. Elle avait, du reste, eu tort de lui donner la commission de vive voix, car déjà, malgré l'heure matinale, le directeur était au courant et, affolé, venait me demander si j'étais mécontent de quelque chose, si vraiment je partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, le vent étant aujourd'hui assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui expliquer que je voulais à tout prix qu'Albertine ne fût plus à Balbec à l'heure où les cousines de Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui seule eût pu la protéger, n'étant pas là, et que Balbec était comme ces endroits où un malade qui n'y respire plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas passer la nuit suivante. Du reste, j'allais avoir à lutter contre des prières du même genre, dans l'hôtel d'abord, où Marie Gineste et Céleste Albaret avaient les yeux rouges. Marie, du reste, faisait entendre le sanglot pressé d'un torrent. Céleste, plus molle, lui recommandait le calme; mais Marie ayant murmuré les seuls vers qu'elle connût: _Ici-bas tous les lilas meurent_, Céleste ne put se retenir et une nappe de larmes s'épandit sur sa figure couleur de lilas; je pense, du reste, qu'elles m'oublièrent dès le soir même. Ensuite, dans le petit chemin de fer d'intérêt local, malgré toutes mes précautions pour ne pas être vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles, blêmit, car il comptait sur moi pour le surlendemain; il m'exaspéra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient au changement de temps et qu'octobre serait excellent pour eux, et il me demanda si, en tout cas, «je ne pourrais pas remettre mon départ à huitaine», expression dont la bêtise ne me mit peut-être en fureur que parce que ce qu'il me proposait me faisait mal. Et tandis qu'il me parlait dans le wagon, à chaque station je craignais de voir apparaître, plus terribles qu'Heribald ou Guiscard, M. de Crécy implorant d'être invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à m'inviter. Mais cela ne devait arriver que dans quelques heures. Je n'en étais pas encore là. Je n'avais à faire face qu'aux plaintes désespérées du directeur. Je l'éconduisis, car je craignais que, tout en chuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je restai seul dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond où j'avais été si malheureux à la première arrivée, où j'avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passage d'Albertine et de ses amies comme d'oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je l'avais possédée avec tant d'indifférence quand je l'avais fait chercher par le lift, où j'avais connu la bonté de ma grand'mère, puis appris qu'elle était morte; ces volets, au pied desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets qu'Albertine me faisait fermer pour qu'on ne nous vît pas nous embrasser). Je prenais conscience de mes propres transformations en les confrontant à l'identité des choses. On s'habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d'un coup, on se rappelle la signification différente qu'elles comportèrent, puis, quand elles eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux d'aujourd'hui qu'elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le coeur et dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la permanence immuable du décor, renforcés par l'unité du lieu.