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de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce baron.-Ne vous montez pas le bourrichon, c'est une bien pauvre couronne», répondit Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguai seulement les dernières syllabes «arder», occupé que j'étais d'écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. «Non probablement, j'ai le regret de vous le dire, vous n'avez qu'un seul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est évidemment _Sanctus Martinus juxta quercum_, en revanche le mot if peut être simplement la racine, _ave_, _eve_, qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C'est l'«eau», qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest, Ster-en-Dreuchen.» Je n'entendis pas la fin, car, quelque plaisir que j'eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moi j'entendais Cottard, près duquel j'étais, qui disait tout bas à Ski: «Ah! mais je ne savais pas. Alors c'est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment! il est de la confrérie! Pourtant il n'a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table, il n'aurait qu'à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m'étonne qu'à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costume d'Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu'en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis.» Saniette, que l'interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu'un qui a peur de l'orage et qui voit que l'éclair n'a été suivi d'aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu'il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. «Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon, Saniette?» Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin qu'elle eût plus de chance d'échapper aux coups: «Une fois, à la Chercheuse.-Qu'est-ce qu'il dit», hurla M. Verdurin, d'un air à la fois écoeuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s'il n'avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d'inintelligible. «D'abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez dans la bouche?» demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. «Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux», dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l'intention insolente de son mari.» J'étais à la Ch…, Che…-Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas.» Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer, et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. «Voyons, ce n'est pas sa faute, dit Mme Verdurin.-Ce n'est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler.-J'étais à la _Chercheuse d'esprit_ de Favart.-Quoi? c'est la _Chercheuse d'esprit_ que vous appelez la _Chercheuse_? Ah! c'est magnifique, j'aurais pu chercher cent ans sans trouver», s'écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu'un n'était pas lettré, artiste, «n'en était pas», s'il l'avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple il fallait dire _le Malade, le Bourgeois_; et ceux qui auraient ajouté «imaginaire» ou «gentilhomme» eussent témoigné qu'ils n'étaient pas de la «boutique», de même que, dans un salon, quelqu'un prouve qu'il n'est pas du monde en disant: M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. «Mais ce n'est pas si extraordinaire», dit Saniette essoufflé par l'émotion mais souriant, quoiqu'il n'en eût pas envie. Mme Verdurin éclata: «Oh! si, s'écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n'aurait pu deviner qu'il s'agissait de la _Chercheuse d'esprit_.» M. Verdurin reprit d'une voix douce et s'adressant à la fois à Saniette et à Brichot: «C'est une jolie pièce, d'ailleurs, la _Chercheuse d'esprit_.» Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu'une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus loquace. «Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l'oeuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de la _Chercheuse d'esprit_ à la situation vacante de chef-d'oeuvre. Mais, soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n'était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu'aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce qu'il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à l'heure à propos de Bussière.) D'ailleurs, la satrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait que nous vissions _Anna Karénine_ ou _Résurrection_ sous l'architrave odéonienne.-Je sais le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit M. de Charlus. J'en ai vu une très belle épreuve chez la comtesse Molé.» Le nom de la comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme Verdurin. «Ah! vous allez chez Mme de Molé», s'écria-t-elle. Elle pensait qu'on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simplement par abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou, par dédain, comme elle-même disait: Madame La Trémoïlle. Elle n'avait aucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à la particule, et pour une fois elle était décidée à la donner à une personne si brillante et qui s'était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu'elle avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce «de» à la comtesse, elle reprit: «Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez Madame de Molé!» comme si ç'avait été doublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu'il la connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensible que, dans l'immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat dise à quelqu'un qui connaît un de ses camarades de collège: «Mais comment diable connaissez-vous un tel?» en revanche, s'étonner qu'un Français connût, le sens du mot «temple» ou «forêt» ne serait guère plus extraordinaire que d'admirer les hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle connaissance n'eût pas tout naturellement découlé des lois mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin l'ignorât puisqu'elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que ses relations avec Mme Molé étaient loin d'être la seule chose qu'elle ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien. «Qu'est-ce qui jouait cette _Chercheuse d'esprit_, mon petit Saniette?» demanda M. Verdurin. Bien que sentant l'orage passé, l'ancien archiviste hésitait à répondre: «Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l'intimides, tu te moques de tout ce qu'il dit, et puis tu veux qu'il réponde. Voyons, dites, qui jouait ça? on vous donnera de la galantine à emporter», dit Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette s'était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. «Je me rappelle seulement que c'était Mme Samary qui faisait la Zerbine, dit Saniette.-La Zerbine? Qu'est-ce que c'est que ça? cria M. Verdurin comme s'il y avait le feu.-C'est un emploi de vieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche Montagne, le Pédant.-Ah! le pédant, c'est vous. La Zerbine! Non, mais il est toqué», s'écria M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pour excuser Saniette. «La Zerbine, il s'imagine que tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre, l'homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait familièrement l'autre jour «le Banat». Personne n'a su de quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c'était une province de Serbie.» Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu'à lui, je demandai à Brichot s'il savait ce que signifiait Balbec. «Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter les chartes des rois d'Angleterre, suzerains de la Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d'Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de l'évêché de Bayeux, et malgré des droits qu'eurent momentanément les Templiers sur l'abbaye, à partir de Louis d'Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C'est ce que m'a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l'obédience de Brillat-Savarin, et m'a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d'incertaines pédagogies, tout en me faisant manger d'admirables pommes de terre frites.» Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu'il y avait de spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer pour des choses communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelque trait d'esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l'heure. Le trait d'esprit était ce qu'on appelait un «à peu près», mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires, les épidémies qui disparaissent remplacées par d'autres, etc… Jadis la forme de l'«à peu près» était le «comble». Mais elle était surannée, personne ne l'employait plus, il n'y avait plus que Cottard pour dire encore parfois, au milieu d'une partie de «piquet»: «Savez-vous quel est le comble de la distraction? c'est de prendre l'édit de Nantes pour une Anglaise.» Les combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c'était toujours le vieil «à peu près», mais, comme le surnom était à la mode, on ne s'en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand ces «à peu près» n'étaient pas de lui et d'habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l'avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l'avait répété en se l'appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu'il en était l'auteur, on l'accusait de plagiat. «Or donc, continua Brichot,