Bec en normand est ruisseau; il y a l'abbaye du Bec; Mobec, le ruisseau du marais (Mor ou Mer voulait dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare, Cambremer); Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de _Briga_, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien _brice_, pont, qui est le même que bruck en allemand (Innsbruck) et qu'en anglais bridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en Normandie bien d'autres _bec_: Caudebec, Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin, Becquerel. C'est la forme normande du germain _Bach_, Offenbach, Anspach; Varaguebec, du vieux mot _varaigne_, équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant à _Dal_, reprit Brichot, c'est une forme de _thal_, vallée: Darnetal, Rosendal, et même jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec est d'ailleurs charmante. Vue d'une falaise (fels en allemand, vous avez même non loin d'ici, sur une hauteur, la jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l'église, située en réalité à une grande distance, et a l'air de les refléter.-Je crois bien, dis-je, c'est un effet qu'Elstir aime beaucoup. J'en ai vu plusieurs esquisses chez lui.-Elstir! Vous connaissez Tiche? s'écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l'ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout à l'heure des fleurs qu'il a peintes pour moi; vous verrez quelle différence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime pas du tout, mais pas du tout! Mais comment! je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce qu'il a fait d'après moi.-Et il avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard, oubliant qu'alors son mari n'était pas agrégé. Je ne sais, Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves.-Ça ne fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d'un air de dédain pour Mme Cottard et d'admiration pour celui dont elle parlait, c'était d'un fier coloriste, d'un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s'adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu'il expose depuis qu'il ne vient plus chez moi. Moi, j'appelle cela du barbouillé, c'est d'un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là dedans.-Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j'aime mieux Helleu.-Il n'y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin.-Si, c'est du XVIIIe siècle fébrile. C'est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire.-Oh! connu, archiconnu, il y a des années qu'on me le ressert», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l'avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «Ce n'est pas de chance que, pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose d'assez drôle, ce ne soit pas de vous.-Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c'était quelqu'un de doué, il a gâché un joli tempérament de peintre. Ah! s'il était resté ici! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c'est une femme qui l'a conduit si bas! Ça ne m'étonne pas d'ailleurs, car l'homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous dirai que je l'ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais bien, c'était tout. D'abord, il était d'un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais?-Qu'est-ce que c'est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons? demanda Ski.-Cela s'appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin.-Mais c'est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de Château-Lafite, de Porto.-Je ne peux pas vous dire comme il m'amuse, il ne boit que de l'eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l'agrément qu'elle trouvait à cette fantaisie l'effroi que lui causait cette prodigalité.-Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d'énormes brugnons, là, en face du soleil couché; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse.-Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin.-Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer l'assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces.-Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c'est le travail, l'homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C'est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner.-Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n'avez pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici comme autrefois.-Dites donc, voulez-vous être poli, vous? Je ne reçois pas de gourgandines, Monsieur le Professeur», dit Mme Verdurin, qui avait, au contraire, fait tout ce qu'elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu'ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu'il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n'avait pas réussi la rupture. C'est avec le salon Verdurin qu'Elstir avait rompu; et il s'en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut. «Il est magnifique, le Professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c'est que Mme Elstir. J'aimerais mieux recevoir la dernière des filles! Ah! non, je ne mange pas de ce pain-là. D'ailleurs je vous dirai que j'aurais été d'autant plus bête de passer sur la femme que le mari ne m'intéresse plus, c'est démodé, ce n'est même plus dessiné.-C'est extraordinaire pour un homme d'une pareille intelligence, dit Cottard.-Oh! non, répondit Mme Verdurin, même à l'époque où il avait du talent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c'est qu'il n'était aucunement intelligent.» Mme Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n'avait pas attendu leur brouille et qu'elle n'aimât plus sa peinture. C'est que, même au temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivait qu'Elstir passait des journées entières avec telle femme qu'à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait «bécasse», ce qui, à son avis, n'était pas le fait d'un homme intelligent. «Non, dit-elle d'un air d'équité, je crois que sa femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s'il me fallait passer deux heures avec elle. Mais on dit qu'il la trouve très intelligente. C'est qu'il faut bien l'avouer, notre Tiche était surtout _excessivement bête_! Je l'ai vu épaté par des personnes que vous n'imaginez pas, par de braves idiotes dont on n'aurait jamais voulu dans notre petit clan. Hé bien! il leur écrivait, il discutait avec elles, lui, Elstir! Ça n'empêche pas des côtés charmants, ah! charmants, charmants et délicieusement absurdes, naturellement.» Car Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les «folies» des gens sont insupportables. Mais un déséquilibre qu'on ne découvre qu'à la longue est la conséquence de l'entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles il n'est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu'il n'y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges. «Tenez, je vais pouvoir vous montrer tout de suite ses fleurs», me dit-elle en voyant que son mari lui faisait signe qu'on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s'en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu'il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l'inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu'il avait droit. Mais d'abord il tint à montrer à M. de Charlus qu'intellectuellement il l'estimait trop pour penser qu'il pût faire attention à ces bagatelles: «Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui «en sont» vraiment, s'en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j'ai compris que vous «en étiez»! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les oeillades du docteur, l'injurieuse franchise du Patron le suffoquait. «Ne protestez pas, cher Monsieur, vous «en êtes», c'est clair comme le jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque, mais ce n'est pas nécessaire. Ce n'est pas toujours suffisant. Degrange, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais «n'en était» pas, on sentait tout de suite qu'il «n'en était» pas. Brichot n'en est pas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes…-Qu'alliez-vous me dire?» interrompit M. de Charlus, qui commençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât moins haut ces paroles à double sens. «Nous vous avons mis seulement à gauche», répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit: «Mais voyons! Cela n'a aucune importance, _ici!_» Et il eut un petit rire qui lui était spécial-un rire qui lui venait probablement de quelque grand'mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d'une aïeule, de sorte qu'il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu'un, il faudrait que l'imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines oeuvres de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces «petites trompettes» au son si particulier, pour lesquelles l'auteur a écrit telle ou telle partie. «Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j'ai vu tant de personnes que j'ai connues, à l'encontre de ma grand'mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu'elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l'aide d'elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu'il y avait justement M. de Cambremer et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que baron…-Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D'ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épanouit sur ces derniers mots: J'ai tout de suite vu que vous n'aviez pas l'habitude.»