Выбрать главу

— Moi c’est Robin, que le Saint Écoulement nous unisse. On ne l’enlève pas : le tatouage est définitif. Oh, on peut le modifier en partie mais le dessin de base demeure immuable.

— Comment… je veux dire, n’est-ce pas un peu rigide ? J’aime bien me faire peindre pour trois ou quatre jours, comme tout le monde, mais au-delà je m’en lasse. »

Robin haussa les épaules, elle commençait à s’ennuyer de nouveau. Elle avait cru que cette femme désirait faire l’amour mais il semblait en fait que non. « Faut y réfléchir avant, bien sûr. » Elle tendit le cou pour apercevoir le menu qui était affiché au mur ; elle se demanda si elle aurait encore une petite place pour un truc appelé choucroute.

« Ça n’a pas l’air d’abîmer le teint », remarqua Trini tout en parcourant d’un doigt léger les anneaux du serpent lové autour du sein de Robin. Sa main descendit et vint reposer sur sa cuisse. Robin regarda cette main, ennuyée de ne pouvoir déchiffrer les signaux de cette sauteuse. Lorsqu’elle la dévisageait, ses traits ne la trahissaient pas plus : Trini semblait s’être composé avec soin un masque d’impassibilité. « Eh bien, se dit Robin, on peut toujours essayer. » Elle dut se hausser pour passer le bras par-dessus l’épaule de l’autre femme. Elle l’embrassa sur les lèvres. Lorsqu’elle s’écarta, Trini souriait.

* * *

« Alors, c’est quoi ton boulot, au juste ? » Robin se pencha pour reprendre le joint puis elle se remit sur les coudes. Elles étaient allongées l’une près de l’autre en se faisant face. La chevelure ébouriffée de Trini était éclairée à contre-jour par la lumière de la fenêtre ouverte.

« Je suis une prostituée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Trini roula sur le côté, pliée en deux par une crise de rire. Robin gloussa de concert mais son rire s’éteignit bien avant celui de Trini.

« Mais d’où diable est-ce que tu sors ? Ne réponds pas, je le sais. De cette grande boîte de conserve céleste. Tu ne sais vraiment pas ?

— Je n’aurais pas demandé, sinon. » Robin était à nouveau ennuyée : elle n’aimait pas avoir l’air ignorante. Ses yeux qui cherchaient un endroit où se poser tombèrent sur le mollet de Trini. Elle le caressa d’un air absent. Trini se rasait les jambes – sans que Robin puisse y voir une raison valable – et ne laissait des poils que sur les bras. Robin, quant à elle, s’épilait partout où elle avait un tatouage : à savoir le bras gauche et la jambe droite, une partie du pubis et une large zone circulaire autour de l’oreille gauche.

« Je suis désolée. On appelle ça le plus vieux métier du monde. Je procure du plaisir sexuel contre de l’argent.

— Tu vends ton corps ? »

Trini rit. « Pourquoi dis-tu cela ? Je vends un service. Je suis une travailleuse qualifiée munie d’un diplôme scolaire. »

Robin se redressa. « Ça y est, maintenant je me rappelle : tu es une putain !

— Plus maintenant. Je suis à mon compte. »

Robin avoua ne pas saisir. Elle avait bien entendu parler de ce concept d’amour vénal mais elle avait encore du mal à l’intégrer à ses notions d’économie encore brumeuses. Dans ce tableau, il était censé exister quelque part un esclavagiste qui vendait le corps des femmes à des hommes moins riches que lui.

« Je crois que nous avons un problème de terminologie. Tu parles de prostituée et de putain comme si c’était la même chose. Je suppose que ce fut le cas à une époque. Tu peux travailler par l’intermédiaire d’une agence, ou bien en maison : là, tu es une putain. Ou tu peux être à ton compte et tu es alors une courtisane. Sur Terre, bien entendu. Ici, il n’y a pas de réglementation : c’est chacun pour soi. »

Robin essaya de débrouiller tout cela mais sans succès. Que Trini puisse garder l’argent qu’elle gagnait ne collait pas avec l’image qu’elle se faisait d’une société de sauteurs. Car cela impliquait que son corps lui appartenait en propre, ce qui bien évidemment n’était pas le cas, du moins aux yeux des hommes. Elle était certaine que les paroles de Trini recelaient une contradiction logique mais elle était trop crevée pour s’en soucier pour le moment. Une chose en tout cas semblait claire :

Combien je te dois, alors ? »

Les yeux de Trini s’agrandirent. « Tu crois que… oh non, Robin. Ça, je le fais pour moi. Faire l’amour avec les hommes est mon boulot, c’est mon gagne-pain. Mais je fais l’amour avec les femmes parce que je les aime. Je suis une lesbienne. » Pour la première fois, Trini semblait sur la défensive. « Je crois deviner ce que tu penses. Pourquoi une femme qui n’aime pas les hommes gagne-t-elle sa vie en baisant avec eux ? Ça paraît un peu…

— Non, je ne pensais pas du tout à ça. Ce que tu as dit en premier est à peu près la seule chose que je trouve cohérente depuis le début. Je comprends parfaitement et je vois bien que tu as honte de ton esclavage de sauteuse. Mais dis, c’est quoi une lesbienne ? »

7. Paradis Parfait

Chris loua une Titanide pour se faire conduire en un lieu dénommé la Porte des Vents où, lui avait-on dit, il pourrait prendre un ascenseur menant au moyeu. La Titanide était une femelle pie à la longue robe bleue et blanche et répondait au doux nom de Castagnette (Duo lydien diésé) Blues mais c’était plutôt Chris qui avait le blues. La Titanide parlait quelques mots d’anglais et tenta bien de lier conversation mais Chris ne répondant que par des grognements, elle passa le reste du trajet à jouer du cor tout en galopant à bride abattue.

Le voyage commença à l’intéresser une fois qu’ils eurent laissé Titanville derrière eux. La chevauchée s’effectuait avec la douceur d’un parcours en aéroglisseur. Ils franchirent des collines brunes et longèrent un affluent impétueux du fleuve Ophion. Puis la pente devint plus forte à mesure qu’ils approchaient de l’imposante Porte des Vents.

Gaïa était un pont suspendu circulaire. Son moyeu tenait lieu d’ancrage pour résister à la force centrifuge. Rayonnant à partir de celui-ci, des câbles descendaient à l’intérieur des rayons et le reliaient à l’armature osseuse formant le soubassement de la couronne. D’un diamètre de cinq kilomètres, chaque câble était composé de centaines de torons entrelacés. Ils contenaient les canalisations des circuits de chauffage et de refroidissement ainsi que des artères transportant les éléments nutritifs. Une partie des câbles se raccordait au sol à angle droit mais en majorité ceux-ci émergeaient de la vaste embouchure des rayons en s’inclinant progressivement à travers le terminateur pour aller s’arrimer dans les zones diurnes.

La Porte des Vents était le nom de l’ancrage sur Hypérion d’un câble incliné. On aurait dit un long bras jailli de l’obscurité aux doigts agrippés au sol, crochés dans un amoncellement d’éboulis. Au milieu de ce labyrinthe de failles et de rocs effondrés, les vents se mettaient à chanter lorsque l’air était aspiré vers le moyeu pour s’y déverser et redescendre ensuite par les rayons. Tel était en effet le système millénaire de climatisation de Gaïa, le moyen par lequel elle évitait la formation d’un gradient de pression et maintenait un taux d’oxygène compatible avec la vie dans une colonne d’air haute de six cents kilomètres.

La Porte était également l’escalier par lequel les Anges montaient au ciel. Mais telle n’était pas présentement la destination de Chris et Castagnette : l’ascenseur en effet se trouvait de l’autre côté.

Il fallut à la Titanide près d’une heure – d’une rev, se corrigea Chris – pour contourner le câble. La vue qu’offrait la face opposée était imposante : le câble d’un poids incalculable était suspendu dans les airs au-dessus d’eux, tel un gratte-ciel érigé parallèlement au sol. Sous le câble, le terrain était anormalement désolé. Ce n’était pas uniquement une question de manque de soleil : Gaïa était connue pour son caractère prolifique – elle abritait des formes de vie adaptées aux environnements les plus extrêmes, y compris l’obscurité perpétuelle. Pourtant, ce n’est qu’à proximité du terminus de l’ascenseur que se développait une vie végétale.