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« Voilà mon préféré, dit soudainement la femme.

— Lequel ?

— Celui-ci, et elle pointa sa torche. Le National. »

L’édifice lui semblait familier mais il en avait vu une telle quantité en si peu de temps que tous ces tas de pierres finissaient par se ressembler.

« Quel intérêt ? On n’y voit presque rien.

— Oh, Gaïa n’a pas besoin de lumière visible, lui assura-t-elle. Tenez, l’un de mes arrière-grands-parents a travaillé à celui-ci. Je l’ai vu à Washington.

— Pas très ressemblant.

— Non, il est raté. Ils vont d’ailleurs le démolir.

— Est-ce pour cela que vous êtes venue ici ? Pour étudier sur pièces l’architecture monumentale ? »

Elle sourit. « Non. Pour en construire. Où pourriez-vous entreprendre ce genre de travaux sur Terre ? Il a fallu des centaines d’années pour édifier ces monuments. Même ici, il en faut vingt ou trente et encore, sans syndicats, ni réglementations, ni problèmes de prix de revient. Sur Terre, je construisais des trucs bien plus grands, mais si le travail n’était pas terminé en six mois, ils engageaient quelqu’un d’autre. Et une fois le chantier terminé, le résultat ressemblait à un étron tombé du ciel. Ici, je travaille sur le Tabernacle mormon du Zimbabwe.

— Oui mais, à quoi ça sert ? Qu’est-ce que ça signifie ? »

Son regard était empreint de pitié. « Si vous avez à poser ce genre de question, vous ne comprendrez sûrement pas la réponse. »

* * *

Ils se trouvaient dans une zone de lumière diffuse. Il était impossible d’en découvrir la source mais pour la première fois l’éclairage était suffisant pour révéler le toit du moyeu dont la courbure était plus accentuée que celle de la couronne, même si elle était encore à plus de vingt kilomètres au-dessus d’eux. C’était un filet inextricable dont chaque maille était formée d’un câble épais de mille mètres. Près du mur le plus proche était accrochée une toile blanche aussi vaste que la grand-voile d’un cybernautique. On y projetait un film. Non seulement en deux dimensions mais sans couleurs, et muet. Près de la cabine de projection, un piano mécanique fournissait l’accompagnement musical.

Entre la cabine et l’écran s’étendait un arpent de tapis persan. Sur des divans et des coussins se prélassaient deux ou trois douzaines d’hommes et de femmes négligemment vêtus d’habits bariolés. Certains regardaient le film, d’autres causaient, riaient, buvaient. Parmi eux se trouvait Gaïa.

Ses photos l’avantageaient plutôt.

On avait peu de clichés de cet instrument particulier que Gaïa se plaisait à présenter comme « elle-même en personne ». Et leur échelle restait imprécise. C’était une chose de dire que Gaïa était une femme de petite taille, et une autre, toute différente, que de lui faire face. On ne l’aurait pas remarquée, assise sur un banc public. Chris en avait croisé des milliers comme elle dans les déserts urbains : de petits bouts de chiffonnières grassouillettes.

Son visage mafflu avait la texture d’une pomme de terre. Elle avait des yeux doux et sombres qui s’enfonçaient sous les sourcils broussailleux entre des replis de graisse. Ses cheveux frisottés, grisonnants, étaient taillés en casque à hauteur d’épaule. Chris avait déniché des photos de Charles Laughton pour vérifier que la comparaison, souvent faite, était juste. Elle l’était.

Elle eut un rire sardonique.

« Je connais cette réaction, mon gars. J’suis pas aussi impressionnante qu’un bon Dieu de buisson ardent, pas vrai ? D’un autre côté, quelle était, à votre avis, l’idée de Jéhovah en faisant ça ? C’était de flanquer la trouille à quelques gardiens de chèvres juifs superstitieux, voilà tout. Allez, gamin, prenez-vous un siège et racontez-moi tout. »

* * *

Il était étonnamment facile de lui parler. On pouvait mettre cela au crédit du choix peu orthodoxe de son image divine : elle convenait de façon quasi parfaite à l’idée maternelle de Gaïa, Terre nourricière. On pouvait se détendre en sa présence. Les choses longtemps retenues pouvaient être révélées, dévoilées, avec une confiance qui allait croissant à mesure qu’on parlait. Elle avait ce truc que devraient posséder tous les parents et tous les bons psychologues : elle écoutait et surtout, lui donnait l’impression qu’elle le comprenait. Pas nécessairement avec une oreille sympathique, ou un amour aveugle. Il n’éprouvait pas le sentiment d’être spécialement son préféré ni même de l’inquiéter particulièrement. Mais elle semblait intéressée par lui et par le problème qu’il présentait.

Il se demanda si tout cela n’était pas subjectif, s’il ne projetait pas tous ses espoirs sur cette petite femme boulotte. En tout cas, il ne pouvait s’empêcher de pleurer tout en lui parlant et n’éprouvait aucun besoin de s’en justifier.

Il ne la regardait que peu. Son regard errait plutôt, se posait sur un visage, un verre, un tapis, sans les voir vraiment.

Il termina ce qu’il était venu lui dire. Il n’avait aucune notion certaine de ce qu’il pouvait arriver ensuite : ceux qui étaient revenus guéris restaient étrangement vagues à propos de leurs entrevues avec Gaïa et des six mois en moyenne qu’ils avaient passés en elle à l’issue de cette audience. Ils refusaient d’en parler, à aucun prix.

Gaïa regarda quelque temps l’écran, puis elle but une gorgée d’un verre à long pied.

« Parfait, dit-elle enfin. Voilà qui corrobore assez bien les informations de Dulcimer. Je vous ai examiné en détail, je comprends votre état et puis vous garantir qu’un traitement est possible. Et pas seulement pour vous mais aussi pour…

— Excusez-moi, mais comment avez-vous fait pour m’exa…

— Ne m’interrompez pas. Revenons à notre marché. Car c’est un marché ; et il est probable que vous ne l’apprécierez guère. Dulcimer vous a posé une question, là-bas à l’ambassade, à laquelle vous n’avez pas répondu. Je me demande si vous y avez réfléchi depuis et si vous avez maintenant une réponse. »

En y repensant, Chris se remémora soudain le problème des deux enfants ligotés devant le train.

« Cela ne signifie pas grand-chose, concéda Gaïa, mais ça peut être intéressant : j’y vois deux réponses. Une pour les dieux. Une pour les humains. Y avez-vous réfléchi ?

— Oui, sur le coup.

— Et quelle est votre conclusion ? »

Chris soupira et décida de jouer l’honnêteté.

« Il me semble probable que… si j’essayais de sauver l’un ou l’autre, je me ferais sans doute tuer en essayant de libérer le second. J’ignore lequel des deux je choisirais d’abord. Mais si je faisais une tentative pour lui, je ne pourrais faire autrement que d’essayer pour l’autre également…

— Et de mourir. » Gaïa hocha la tête. « C’est une réponse humaine. Vous autres faites ce genre de chose en permanence : grimper sur une branche pour y récupérer l’un de vos semblables et voir la branche se briser sous votre poids. Dix sauveteurs meurent en cherchant un alpiniste perdu. Terrible arithmétique. Cela n’a bien sûr rien d’universel. Nombreux sont ceux qui ne bougeraient pas et laisseraient le train écraser les deux gosses. » Elle lui jeta un regard par en dessous.

« Et vous ?

— Je ne sais pas. Franchement, je ne peux pas affirmer que je me sacrifierais.

— Pour un dieu, la réponse est facile. Un dieu les laisserait mourir l’un et l’autre. En d’autres termes, les existences individuelles n’ont aucune importance. Bien que consciente de chaque hirondelle qui tombe, je ne fais rien pour empêcher sa chute. Il est dans l’ordre naturel de la vie que les choses meurent. Je ne compte pas vous voir apprécier ma position, la comprendre ou l’approuver. Je ne fais que l’expliquer. Vous voyez ?