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— Je crois. Je n’en suis pas si sûr. »

Gaïa balaya de la main ses hésitations. « Il importe peu que vous approuviez. Il suffit que vous compreniez de quelle manière fonctionne mon univers.

— Ça, je crois l’avoir compris.

— À la bonne heure. Je ne suis pas tout à fait aussi impersonnelle que ça. Peu de dieux le sont. S’il y avait une vie après la mort – ce qui, soit dit en passant, n’est pas le cas, ni dans votre théogonie, ni dans la mienne –, je serais probablement encline à récompenser le brave type qui aurait bondi sur les voies et se serait fait tuer pour sauver les enfants. Et je conduirais ce pauvre bougre au paradis, s’il y en avait un. Mais voilà – et elle fit un grand geste pour accompagner son regard amer –, c’est ici ce qu’on peut trouver de plus approchant en matière de paradis ; je ne m’en vante pas spécialement, c’est un coin qui en vaut un autre. On y mange bien.

« Mais si j’admire quelqu’un pour une chose qu’il ou elle a accomplie, alors je le récompense dans cette vie. Vous me suivez ?

— Ben, j’écoute toujours. »

Elle rit et, se penchant, lui claqua le genou.

« J’aime ça. Maintenant, je ne donne rien pour rien. Et en même temps, je ne vends rien du tout. J’attribue les guérisons en fonction des mérites. Dulcimer m’a dit que vous ne voyiez rien dans tous vos actes pour justifier cette guérison. Pensez-y encore.

— Je ne suis pas bien sûr de savoir ce qu’il vous faut.

— Eh bien, disons que pour des actes réalisés sur Terre, il me faudrait le témoignage de sources indépendantes. Une invention propice à sauver des vies. Les fondements d’une philosophie nouvelle et de valeur. Le sacrifice de soi pour les autres. Avez-vous vu La Vie est belle, de Frank Capra ? Non ?

Quel scandale de négliger tous les classiques au profit des caprices d’une mode dictée par le goût populaire ! Dans cette histoire, le protagoniste accomplissait des actes qui auraient pu compter à mes yeux mais dont on ne parlait jamais dans les journaux : comme il aurait difficilement pu m’amener une cargaison de témoins aux fins de témoigner devant moi en sa faveur, il n’aurait eu finalement aucune chance. C’est peut-être regrettable mais je n’ai pas d’autre possibilité d’opérer. Alors, avez-vous songé à quelque chose ? »

Chris hocha la tête.

« Que vous ayez accompli depuis votre entretien avec Dulcimer.

— Non, rien. Je suppose que toute mon énergie s’est d’abord polarisée sur mon problème personnel. Je devrais peut-être m’en excuser.

— Inutile, inutile. Revenons donc à notre marché. La question est que je ne traite qu’avec des héros. Vous pouvez bien supposer que je n’apprécie guère les éphémères et qu’il me faut bien installer la barre quelque part. J’aurais certes pu prendre la richesse comme critère, auquel cas votre tâche eût été encore plus ardue qu’en ce moment. Il est plus difficile de devenir riche que de devenir un héros.

« Autrefois, je ne vous aurais même pas adressé la parole. Vous auriez d’abord dû faire la preuve de votre héroïsme. En ce temps-là, le test était simple : l’ascenseur était fermé aux êtres libres. S’ils désiraient me voir, il leur fallait grimper par le rayon. Soit six cents kilomètres. Quiconque y parvenait était censé être un héros. Des tas n’y parvenaient pas et devenaient des héros morts.

« Mais depuis que je me suis mise à soigner la race humaine, j’ai dû réviser mon plan. Certains de ceux qui ont besoin d’un traitement sont physiquement trop faibles pour sortir simplement de leur lit. Il n’est pas question pour eux de terrasser des dragons, bien évidemment, mais il est d’autres moyens de prouver sa valeur et je leur offre désormais une chance. Vous pouvez voir cela comme une miette concédée à la notion humaniste de fair play. Mais entendons-nous : je ne garantis pas l’équité de tout cela. C’est à vous de prendre vos risques.

— Cela, je le comprends également.

— Eh bien, voilà qui est réglé. À moins que vous n’ayez encore une question, vous pouvez disposer. Revenez lorsque vous serez digne de mon attention. » Mais elle ne se détourna pas pour autant.

« Mais que voulez-vous de moi ? »

Elle se rassit plus droite et se mit à compter sur ses doigts – de petites saucisses boursouflées incrustées de pierreries : les bagues elles-mêmes avaient disparu, noyées dans la graisse.

« Un : rien. Vous rentrez chez vous et vous laissez tomber. Deux : le plus simple. Vous partez de la couronne et grimpez jusqu’ici. Vous avez à peu près une chance sur trente d’y arriver. Trois », et laissant tomber son décompte, elle embrassa d’un mouvement de bras les personnages assis autour d’elle. « Vous vous joignez à la partie. Soyez distrayant et je vous garantis la santé éternelle. Tous ces gens sont arrivés dans la même situation que vous. Ils ont décidé de jouer la sécurité. Il y a des tas de films et comme je crois vous l’avoir dit, la nourriture est bonne. Mais le taux de suicides est élevé. »

Chris regarda autour de lui, attentivement, pour la première fois. Il pouvait comprendre pourquoi. Certains des personnages n’avaient vraiment plus l’air vivant. Ils demeuraient assis, les yeux fixés sur l’écran gigantesque, telles des présences ennuyées qui exsudaient la dépression comme une aura grise d’effet Kirlian.

« Quatre : vous descendez et vous faites quelque chose. Revenez me voir en héros et non seulement je vous guérirai mais je fournirai aux médecins terriens les réponses qui leur permettront de soigner les soixante-treize autres personnes affligées du même mal que vous.

« Telles sont les grandes lignes. Maintenant, à vous de décider. Est-ce que vous sautez sur la voie ou est-ce que vous attendez qu’un autre le fasse à votre place ? Ces gens espèrent en la venue de quelqu’un de plus courageux qu’eux, quelqu’un qui souffre de leur mal. À vrai dire, il y a même ici un homme qui souffre de la même chose que vous. Là, celui qui a ce regard affamé. Si vous descendez, mort ou vif vous pouvez être son sauveur. Ou bien vous pouvez vous joindre à lui et attendre en sa compagnie l’arrivée d’un vrai mec. »

Chris regarda l’homme et reçut un choc. Des yeux affamés. La description était parfaite. Pendant un instant terrifiant, Chris s’imagina à ses côtés.

« Mais que voulez-vous que je fasse au juste, gémit-il. Vous ne pouvez pas me mettre sur la voie ? »

Il sentait que Gaïa se désintéressait de lui peu à peu. Son regard était attiré par le scintillement des images sur l’écran.

Mais elle se tourna vers lui une ultime fois.

« Il y a là-dessous un million de kilomètres carrés de terrain. Une géographie telle que vous ne l’avez jamais imaginée. Il existe un diamant de la taille du Ritz, enchâssé au sommet d’une montagne de verre. Rapportez-moi ce diamant. Il existe des tribus qui vivent sous une impitoyable oppression, esclaves de créatures aux yeux rouges et brillants comme des braises. Libérez-les. Il existe cent cinquante dragons, tous différents, répartis sur toute ma circonférence. Tuez-en un seul. Il existe mille torts à redresser, mille obstacles à surmonter, mille innocents à sauver. Je vous conseille de commencer par parcourir à pied mon intérieur. Le temps que vous soyez retourné à votre point de départ et je vous garantis que vos capacités auront été testées plus d’une fois.

« C’est à vous de décider, désormais. Cet homme, ici môme, et soixante-treize autres sur Terre, vous attendent. Ils sont fichtrement bien ligotés sur la voie de chemin de fer. C’est à vous de les sauver et vous savez déjà pour commencer que vous êtes peut-être incapable de vous sauver vous-même. Mais si vous mourez, votre mort au moins comptera pour quelque chose.