Il fallait qu’elle voie. En se tordant elle parvint à se stabiliser face au vent et ouvrit les yeux. Les câbles étaient droit devant elle et s’approchaient de seconde en seconde.
« Oh, Grande Mère, écoute-moi maintenant. » Elle marmonna la première incantation mortuaire, incapable de détourner le regard de ce qui était à présent un mur sombre en train de se ruer vers elle. Le câble semblait tourner comme une enseigne de coiffeur, conséquence de sa chute rapide le long des brins entrelacés.
Il lui fallut une minute entière pour dépasser le câble. Lorsqu’elle fut au plus près, elle garda le bras droit serré le long du corps : elle avait la nette impression de pouvoir le toucher rien qu’en tendant la main alors qu’elle savait que la distance était considérable. Une fois passée, elle se tourna une nouvelle fois pour voir la chose s’éloigner au-dessus d’elle.
Une heure, ce n’est apparemment pas si long que ça. On devait certainement pouvoir rester tout ce temps dans un état de terreur absolue. Elle commença à se demander s’il n’y avait pas en elle quelque chose qui ne tournait pas rond, car elle n’avait plus peur du tout. Avant que l’approche des câbles ne réveille sa terreur, elle était parvenue à une sorte de paix. Et maintenant elle sentait cet état l’envahir à nouveau, avec plaisir. Il est une douce quiétude qui parfois accompagne l’évidence que la mort est proche, qu’elle sera rapide et sans douleur et qu’il ne sert à rien de transpirer et de brasser l’air en maudissant le destin.
Ça ne pouvait durer éternellement. Pourquoi pas seulement vingt minutes de plus ?
Désormais, elle oscillait entre le fatalisme et la frayeur. Savoir qu’il n’y avait rien à faire ne lui suffisait plus. Elle voulait vivre et ne le pourrait pas et nul mot n’aurait pu exprimer sa détresse devant ce fait.
Sa religion n’était pas de celles où l’on croit à la vertu des prières. Au Covent, on ne priait pas à proprement parler. On ne demandait rien. Il était des choses qu’on pouvait exiger, des positions à acquérir dans la vie éternelle mais grosso modo on était livré à soi-même. La Grande Mère ne s’immiscerait jamais dans la destinée de quiconque et il ne serait jamais venu à l’idée de Robin de le Lui demander. Ce qu’elle souhaitait en fait, c’est qu’il existât quelque chose, une force quelconque dans cette immensité vers quoi se tourner pour avoir de l’aide.
Et soudain, elle se demanda si ce n’était pas là ce que Gaïa voulait. Pouvait-elle l’entendre, ici-bas, à quelques minutes à peine de son annihilation ? Passé le premier choc, Robin n’était guère surprise d’un comportement aussi terrifiant : cela collait, semblait-il, assez bien avec les inepties débitées par le personnage. Mais à présent, elle se demandait pourquoi, et la seule raison qui lui vint fut que Gaïa désirait la terroriser pour qu’elle la reconnaisse comme son Seigneur.
Si c’était vrai, alors peut-être Gaïa pouvait-elle faire quelque chose. Robin ouvrit la bouche et aucun son n’en sortit. Elle essaya encore et hurla. Par quelque alchimie spirituelle, sa terreur s’était muée en une colère si intense qu’elle la faisait vibrer plus encore que le vent.
« Jamais ! hurla-t-elle. Jamais, jamais, jamais ! Espèce de cancer puant ! d’abomination ! de perversion répugnante et détestable ! J’irai sur ta tombe t’éventrer et t’étouffer avec tes boyaux puants ! Je te remplirai de charbons ardents, je t’arracherai la langue, t’embrocherai et te ferai frire jusqu’à la fin des temps ! Je te maudis ! Écoute-moi, ô Grande Mère, écoute-moi bien ! Je voue mon ombre au tourment éternel de celle qui se fait appeler Gaïa !
— À la bonne heure.
— Je n’ai pas encore commencé ! Je…»
Elle regarda vers ses pieds. À un mètre d’elle, il y avait un visage hilare. Vu l’angle, elle ne pouvait guère en découvrir plus ; hormis ses épaules, sa poitrine étonnamment développée, et les ailes repliées dans son dos.
« Vous prenez la chose avec beaucoup de calme.
— Et pourquoi pas ? demanda Robin. Je pensais avoir tout compris et je ne suis pas encore sûre de m’être trompée. Est-ce que vous me jurez, par tout ce qui vous est le plus sacré, que Gaïa ne vous a pas envoyé ?
— Je le jure par l’Escadron. Gaïa savait qu’elle ne vous envoyait pas à une mort certaine mais elle n’avait aucun contrôle dessus. J’agis librement, de mon plein gré.
— Je suppose que je vais toucher la paroi d’ici cinq minutes.
— Erreur. Le fond du puits s’évase en cloche, vous vous souvenez ? Cela suffit pour que vous en sortiez en tombant sous un angle de soixante degrés au-dessus de Test d’Hypérion.
— Si vous dites ça pour me rassurer…» Mais le fait est que cela agit. Sa première estimation de soixante-huit minutes apparaissait en fin de compte exacte. Toutefois, le chiffre de sa vélocité terminale était trop bas ; sa chute durerait plus longtemps. Elle se demanda ce que l’ange pourrait bien dire contre ça.
« Il est vrai que je ne peux pas vous porter, dit-il. Franchement, vous me surprenez. Les gens ont toutes sortes de réactions. En général, ils me disent ce qu’il faut faire, du moins quand ils sont rationnels.
— Je suis rationnelle ; et maintenant si on faisait quelque chose ? J’ai comme l’impression que le temps presse.
— Mais pas du tout, vous savez. Je veux dire, pas encore. Je ne pourrai vous aider qu’une fois que nous serons plus près du sol et encore, simplement pour vous ralentir. En attendant, vous feriez mieux de vous détendre. Mais je suppose que je n’ai pas à vous le dire. »
Robin ne savait que lui répondre. Elle était à deux doigts de l’hystérie et ses défenses s’affaiblissaient. Elle s’était aperçue que le seul moyen de lutter était de feindre le calme. Si l’on était capable de tromper les autres, on pouvait peut-être se tromper soi-même.
Il tombait maintenant devant elle. En l’observant, elle s’aperçut de deux choses : il faisait partie des cinq personnes peut-être qu’elle eût rencontrées qui fussent d’une taille inférieure à la sienne ; et elle n’avait aucune raison de supposer qu’il fût mâle. Elle se demanda pourquoi elle l’avait fait. Il n’avait pas d’organes sexuels externes ; il n’y avait entre ses jambes qu’une touffe de plumes d’un vert irisé. Ce devait être à cause de sa maigreur. Son court séjour dans Gaïa l’avait conduite à associer mâle avec anguleux. Il donnait l’impression de n’être fait que d’os et de tendons recouverts en parts égales d’une peau brun clair et de plumes multicolores.
« Êtes-vous un enfant ? demanda-t-elle.
— Non. Et vous ? » Son sourire s’élargit. « Enfin voilà que vous vous conformez à mes prévisions. Votre prochaine question sera si je suis mâle ou femelle. Je suis extrêmement mâle et fier de cette infirmité. Je dis infirmité parce que les anges mâles vivent environ deux fois moins longtemps que les femelles, sont de taille plus petite et d’une autonomie plus faible. Mais il y a des compensations. Avez-vous déjà fait l’amour dans les airs ?
— Je n’ai jamais fait l’amour, du moins dans le sens où vous l’entendez sans doute.
— Vous voulez essayer ? Nous avons une quinzaine de minutes devant nous et je vous garantis une expérience inoubliable. Qu’en dites-vous ?
— Non. Je ne parviens pas à imaginer ce qui vous y pousserait.