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« Vous avez vingt pour cent de graisse, plus peut-être. Vous en êtes tapissée. Ça déborde de partout. » Il soupira. « Et ces marquages. J’en ai jamais vu d’aussi terribles ! » Il fit une pause puis sourit lentement. « Enfin, je vous aurai toujours vue. Bon vent ! » Il lui relança ses vêtements et bondit dans les airs.

La force de ses ailes rejeta Robin en arrière, soulevant un épais nuage de feuilles et de poussière. L’espace d’un instant, son envergure magnifique obscurcit le ciel puis il s’éleva, s’évanouit, silhouette filiforme dans une débauche de plumes.

Robin se rassit et s’abandonna à une effroyable crise de tremblements. Elle vit que son sac se tortillait avec vigueur tandis qu’un anaconda pas content du tout tentait de s’en échapper. Nasu devrait attendre. Elle ne mourrait d’ailleurs pas de faim, même si son attaque devait durer des jours.

Robin parvint à se retourner, craignant de s’aveugler à fixer le soleil et bientôt elle avait perdu tout contrôle de son corps. L’éternelle journée d’Hypérion se dévidait tandis que, sous la lumière ambrée du soleil, elle se débattait, impuissante, attendant que l’ange revienne, pour la violer.

9. L’autonome

Debout sur l’éperon rocheux, Gaby Plauget attendait que retombe le bruit de l’énorme diastole. En temps normal, un cycle d’aspiration aglaéen provoquait le même bruit que les chutes du Niagara. Aujourd’hui, le son était plus proche du clapotis des bulles d’air s’échappant d’un goulot de bouteille tenue sous l’eau. Obturée par un arbre-Titan, la valve d’aspiration était presque entièrement submergée.

On appelait l’endroit Les Trois-Grâces[7]. C’était Gaby elle-même qui l’avait baptisé, bien des années auparavant. À cette époque, les rares Terriens à vivre dans Gaïa avaient encore l’habitude d’attribuer aux choses des noms humains, appliquant en général la coutume originelle de puiser dans la mythologie grecque. Pleinement consciente de l’autre sens du terme, Gaby avait lu que les Grâces assistaient Aphrodite à sa toilette. Elle voyait en l’Ophion, le fleuve circulaire, les toilettes de Gaïa et s’en considérait comme le plombier : tout finissait dans la rivière. Lorsqu’elle était obstruée, c’était à elle de la déboucher.

« Donnez-moi une ventouse de la taille du dôme de Pittsburgh et un point d’appui, avait-elle un jour confié à un ami, et je vidangerai le monde. » Faute d’un tel outil, elle se voyait contrainte à employer des méthodes moins directes quoique aussi considérables.

Son point de vue était à mi-hauteur de la paroi nord du Canyon de Confusion. À l’origine celui-ci possédait un trait bien caractéristique : le fleuve Ophion ne le descendait pas pour se déverser vers les plaines de l’ouest ; au contraire, il le remontait et cela grâce à Aglaé. Maintenant que la puissante valve d’aspiration était obstruée, le bon sens avait repris ses droits face aux caprices de la Gaïagraphie. Sans exutoire, les eaux avaient transformé l’Ophion en un lac limpide et bleu qui emplissait les gorges et débordait jusqu’aux plaines d’Hypérion. Sur de nombreux kilomètres, en remontant l’horizon incurvé de Gaïa, une nappe d’eau tranquille recouvrait tout, hormis la cime des plus grands arbres.

Aglaé ressemblait à une grosse nappe de raisin noir longue de trois kilomètres, coincée à l’entrée de la gorge avec sa partie inférieure dans le lac et l’autre bout au niveau du plateau, sept cents mètres plus haut. Elle et ses deux sœurs, Euphrosyne et Thalie, étaient des organismes unicellulaires dotés d’un cerveau pas plus grand qu’un poing d’enfant. Depuis trois millions d’années elles chevauchaient l’Ophion, inconscientes, relevant ses eaux au-dessus du plateau ouest de Rhéa. Elles se nourrissaient des épaves qui en permanence débouchaient dans leur vaste panse : elles étaient en effet capables d’ingérer pratiquement n’importe quoi, hormis les arbres-Titans, parties intégrantes de la chair de Gaïa et qui donc n’étaient pas censées se détacher.

Mais on était entré dans une ère de décadence. Tout pouvait arriver et, en général, c’est bien ce qui se produisait. Et voilà pourquoi, réflexion faite, un être de la taille de Gaïa avait besoin d’un factotum de la taille de Gaby.

La phase d’aspiration était maintenant terminée. Aglaé était dilatée au maximum. Il faudrait encore quelques minutes avant que la valve ne commence à se refermer, un peu comme si Aglaé retenait son souffle dans l’attente de son éruption horaire. Le silence retomba sur le crépuscule doré et tous les regards se tournèrent vers Gaby. On attendait.

Elle mit un genou en terre et regarda par-dessus le rebord. Il n’y avait semblait-il plus grand-chose à faire. Le choix de la manœuvre à effectuer s’était révélé difficile. D’un côté, la valve, en se contractant, bloquerait le tronc plus fermement que jamais durant la phase de systole. De l’autre, la quantité d’eau absorbée par Aglaé allait maintenant rejaillir avec force et donc exercer une poussée considérable susceptible de déloger l’obstacle. L’opération n’exigeait aucune délicatesse : Gaby comptait bien donner à l’arbre la plus grande secousse possible. On verrait ensuite.

Son équipe attendait le signal. Elle abaissa d’un geste brusque le drapeau rouge qu’elle brandissait au-dessus de sa tête.

Les cors des Titanides résonnèrent sur chaque flanc de la gorge. Gaby se retourna pour escalader avec agilité les dix mètres de roche situés derrière elle. Elle bondit sur la croupe de Psaltérion, son contremaître titanide. Psaltérion fourra le cor dans sa poche et prit au galop le sentier sinueux qui redescendait vers la station de radio. Gaby chevauchait debout, ses pieds nus contre son garrot, les mains posées sur ses épaules. Elle était protégée parce que les Titanides avaient coutume de courir en projetant leur torse humain vers l’avant, les bras ramenés en arrière comme ceux d’un enfant qui joue à faire l’avion. Elle pouvait se rattraper aux bras si jamais elle glissait, ce qui ne s’était plus produit depuis de nombreuses années.

Ils parvenaient à la station lorsque les effets de la systole commencèrent à se faire sentir. L’eau était dix mètres en dessous d’eux et la valve d’aspiration bloquée cinq cents mètres en amont ; pourtant, lorsque le torrent se mit à bouillonner en gonflant les eaux du lac et que le niveau se mit à monter, les Titanides frémirent nerveusement.

Le bruit s’amplifiait à nouveau, mais cette fois-ci, quelque chose d’autre s’y superposait. Au sommet du plateau aglaéen, aux Brumes-Basses, là où en temps normal la valve de trop-plein aurait dû projeter dans les airs un geyser de plusieurs centaines de mètres, ne jaillissaient pour l’instant que des gaz. À sec, la soupape émettait un son qui évoquait pour Gaby une flatulence de contrebasse.

« Gaïa, marmonna-t-elle. Le dieu qui pète.

— Qu’avez-vous dit ? » chanta Psaltérion.

— Rien. Es-tu en contact avec la bombe, Mondoro ? »

La Titanide chargée de la persuasion éthérique leva la tête et opina.

« Lui dirai-je de la souffler, ô mon guide ? chanta Mondoro.

— Pas encore. Et cesse de m’appeler comme ça. Je t’ai déjà dit que “patron” suffisait. » Gaby regarda vers les eaux, là où les trois câbles émergeaient. Elle les suivit des yeux, guettant l’effilochure qui annoncerait une rupture imminente, puis elle considéra sa flotte improvisée qui planait au-dessus d’elle. Même après toutes ces années, le spectacle l’emplissait encore d’une crainte respectueuse.

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7

Filles de Zeus et d’une océanide, leur nom est: Aglaé, Euphrosyne et Thalie. (N.d.T.)