Elle commença donc à se préparer à les accueillir. Perspective peu engageante : c’était une race belliqueuse et dotée d’armes capables de la vaporiser. Il était douteux qu’ils prennent à la légère la présence dans « leur » système solaire d’un Dieu en forme de roue vivante d’un diamètre de treize cents kilomètres. Elle se souvenait de l’émission d’Orson Welles en 1938. Et de films comme Les Survivants de l’Infini[1] ou Ma femme est une extra-terrestre[2].
Tous ces plans tombèrent à l’eau lorsque Océan, à l’affût de la moindre occasion de lui mettre des bâtons dans les roues, détruisit le premier vaisseau spatial à l’atteindre, le VEL Seigneur des Anneaux[3].
Les hommes toutefois firent mentir ses pronostics pessimistes : Bien qu’armé et prêt à la détruire, le second vaisseau spatial eut la patience d’attendre des explications. En cela, Gaïa reçut l’aide des survivants de la première expédition. Une ambassade fut établie en son sein et chacun s’efforça d’ignorer poliment la présence à bonne distance de ce vaisseau qui ne devait plus jamais quitter les parages. Ce qui ne l’inquiétait pas. Elle n’avait nulle intention de l’amener à se dessaisir de sa charge mortelle et par ailleurs la portée des menées subversives d’Océan demeurait limitée.
Des scientifiques vinrent l’étudier. Puis plus tard des touristes, pour faire ce que font tous les touristes. Elle acceptait tout le monde, dès lors qu’on signait une déclaration la déchargeant de toute responsabilité.
En temps opportun, le gouvernement helvétique la reconnut et lui permit d’établir un consulat à Genève. D’autres nations suivirent rapidement et en 2050, elle était admise aux Nations Unies.
Elle s’apprêtait donc à passer ses années de déclin à l’étude des complications infinies propres à l’espèce humaine. Mais elle savait que pour assurer vraiment sa sécurité, la race humaine devrait avoir besoin d’elle. Il lui fallait devenir indispensable et simultanément bien faire comprendre qu’en aucun cas une nation ne pourrait la revendiquer comme un dû.
Elle ne tarda pas à trouver le moyen d’y parvenir :
Elle accomplirait des miracles.
1. Le pavillon des capricieux
La Titanide surgit du brouillard au galop, tel un fugitif évadé d’un carrousel dément. Prenez un centaure traditionnel – mi-cheval, mi-homme – et peignez-le à la Mondrian avec des rayures blanches et des carrés rouges, bleus et jaunes ; c’est notre Titanide : un couvre-lit cauchemardesque, des sourcils au bout des sabots. Elle fuyait. Pour sauver sa vie.
Elle déboula sur la route de la digue, les bras tendus derrière elle, comme la statuette d’argent d’une Rolls-Royce, les narines écumantes. Sur ses talons, la populace, juchée sur de minuscules ville-pattes, brandissait qui le poing, qui un gourdin. Au-dessus, un panier à salade glissa en position, en beuglant des ordres rendus inaudibles par le hurlement de ses propres sirènes.
Chris’fer Mineur se rencogna sous la voûte où il avait trouvé refuge au premier bruit des sirènes. Il resserra le col de sa chemise en regrettant de ne pas avoir choisi un meilleur abri. Sûr que la Titanide allait se diriger vers le fort : il n’y avait pas d’autre refuge en vue, hormis le pont que protégeait une haute palissade, et la Baie.
Ce fut pourtant bien vers la Baie qu’elle se dirigea. Après avoir traversé comme une flèche le parc à voitures au revêtement craquelé, elle sauta par-dessus la chaîne qui fermait l’extrémité de la digue. Un saut d’une classe olympique. Elle était magnifique à voir dans les airs, dans une détente qui l’emporta au-dessus des rochers, et d’une bonne partie des hauts-fonds écumants. Le plongeon était terrifiant. Sa tête et ses épaules émergèrent puis le reste de son torse, si bien qu’elle ressemblait à un homme immergé dans l’eau jusqu’à la ceinture.
Les gens n’étaient pas contents. Ils se mirent à arracher des plaques de goudron qu’ils lancèrent en direction de la créature étrangère. Chris’fer se demanda ce que la Titanide avait fait. La foule n’exhibait pas cette allégresse meurtrière propre aux chasseurs d’étrangers : sa colère avait un objet précis.
Là-haut, les poulets allumèrent le lance-coups de soleil, un dispositif habituellement réservé à la lutte contre les émeutes armées. Les vêtements commencèrent à noircir, les cheveux à grésiller et tirebouchonner. En un rien de temps, le parc à voitures était désert tandis que les précédents émeutiers fumaient en jurant dans les eaux glaciales de la Baie.
Chris’fer entendit le vrombissement des flicoptères qui approchaient. Ce n’était pas la première émeute dont il était le témoin. Quoique toujours curieux de ses origines, il savait que rester dans les parages était le plus sûr moyen de passer une semaine en taule. Il fit demi-tour et par le couloir étroit pénétra dans le bâtiment de brique à la forme étrange.
À l’intérieur, on découvrait une cour bétonnée trapézoïdale. L’entourait une galerie sur trois niveaux. Le mur d’enceinte était régulièrement percé d’orifices carrés de cinquante centimètres de côté. Que dire de plus de l’édifice ? C’était un bastion abandonné, mais bien entretenu. Çà et là, des chevalets de bois supportaient des panonceaux où s’inscrivait en lettres d’or démodées l’itinéraire de la visite assorti de détails historiques en petits caractères.
Près du centre de la cour se dressait un mât de cuivre. À son sommet, battu par la forte brise en provenance de Golden Gate flottait un pavillon : au centre d’un champ de sable, une roue d’or à six rayons. Il était impossible de lever les yeux vers ce drapeau sans avoir le regard attiré plus loin, vers l’impossible spectacle du tablier du pont, comme suspendu dans le vide.
Tel était le Fort Point, édifié au XIXe siècle pour garder l’entrée de la Baie. Depuis, tous ses canons avaient disparu. Une pièce défensive redoutable pour une flotte ennemie mais celle-ci n’était jamais venue. Et Fort Point n’avait jamais craché un seul coup de feu.
Il se demanda si ses bâtisseurs auraient cru que leur création durerait deux siècles et demi, inchangée dans sa structure depuis le jour où la dernière pierre en avait été posée. Il les en soupçonnait mais sans doute auraient-ils été interloqués devant le spectacle qui s’offrait maintenant à ses yeux avec ce tablier métallique couleur de minium dont l’arche se dressait avec une telle insolence au-dessus du monstre de brique.
À vrai dire, le pont était loin d’avoir aussi bien vieilli : Détruit par le séisme de quarante-cinq, il avait fallu attendre quinze ans avant qu’une nouvelle chaussée fût jetée entre ses piles demeurées intactes.
Chris’fer prit une profonde inspiration avant d’enfourner les mains dans ses poches. Il n’avait cessé de reculer devant l’objet de sa visite, de peur de se voir renvoyé. Mais il lui fallait le faire. Un panneau lui indiquait la direction. On y lisait :
ACCÈS À L’AMBASSADE GAIENNE
L’AMBASSADEUR EST / PRÉSENT /
Le mot « Présent » était inscrit sur un méchant bout de carton pendu à un clou.
Il suivit la flèche qui désignait une porte. À l’intérieur, de part et d’autre d’un couloir, s’ouvraient des portes sur des pièces de brique nue. L’Ambassade de Gaïa ne contenait qu’un bureau métallique et quelques balles de foin entassées contre un mur. Chris’fer entra puis il vit qu’une Titanide était affalée derrière le bureau.
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