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Les Titanides étaient à l’évidence une espèce des plaines. Alors pourquoi les avoir rendues capables de grimper aux arbres ? La partie inférieure de leur corps était chevaline – malgré les sabots fourchus –, et sous la faible gravité de Gaïa elles auraient pu se contenter de jambes plus fines que celles d’un pur-sang. Au lieu de cela, Gaïa les avait gratifiées de jarrets de percheron et de fanons de clydesdale. Leur croupe, leur garrot, leurs hanches débordaient de muscles.

Il apparut toutefois que, de toutes les créatures de Gaïa, les Titanides étaient les seules à pouvoir supporter la pesanteur terrestre. Elles devinrent donc les ambassadrices de Gaïa auprès de l’humanité. Compte tenu que leur race n’avait pas deux siècles d’âge, il devint évident que cette robustesse n’avait rien d’accidentel : Gaïa avait fait des plans à long terme.

Pour les humains qui habitaient Gaïa, cela avait un avantage inattendu : le pas des Titanides n’était pas saccadé comme celui des chevaux terrestres. Elles pouvaient se mouvoir comme des nuages dans cette faible pesanteur, maintenant leur corps à un niveau constant en effleurant le sol de leurs sabots. En vérité leur démarche était d’une telle souplesse que Gaby n’avait aucun mal à dormir. Elle s’appuyait au dos de Psaltérion, les jambes ballantes.

Tandis qu’elle dormait, Psaltérion escaladait la piste sinueuse qui s’enfonçait dans les monts d’Astérie.

C’était une élégante créature de la variété à peau nue, couleur chocolat au lait. Il avait une épaisse toison orange qui non seulement poussait sur son crâne mais descendait le long du cou et d’une partie du dos, tressée en longues nattes tout comme d’ailleurs les poils de sa queue. Comme c’était le cas avec tous ses semblables, son visage et son torse semblaient absolument féminins : Il était imberbe et ses grands yeux écartés se cachaient derrière de longs sourcils recourbés. Il avait des seins volumineux et coniques. Mais entre ses antérieurs se trouvait un pénis qui ne semblait que trop humain à bien des Terriens. Il en possédait un autre, beaucoup plus grand, entre ses jambes arrière et sous son adorable queue orange se trouvait un vagin, mais pour une Titanide c’étaient les organes frontaux qui faisaient la différence : Psaltérion était un mâle.

* * *

La piste qu’il suivait à travers bois était encombrée de lianes et de nouvelles pousses mais par endroits on pouvait voir qu’à une époque elle avait été assez large pour livrer passage à des chariots. Dans quelques clairières on pouvait encore découvrir des plaques brisées d’asphalte. C’était un tronçon du périphérique de Gaïa, construit plus de soixante ans auparavant. Gaby y avait participé. Pour Psaltérion, la route avait toujours été là : inutile, peu fréquentée, tombant lentement en ruine.

Il atteignit le sommet du plateau aglaéen, les Brumes-Basses. Il en sortit bientôt pour trotter le long du lac Aglaéen avec, dans le lointain, Thalie qui en aspirait avidement les eaux. Il gagna ensuite les Brumes-Moyennes, puis Euphrosyne et les Brumes-Hautes. L’Ophion redevint brièvement un fleuve avant de pénétrer dans le double système de pompe qui l’élevait au niveau de la Mer de Minuit.

Psaltérion tourna sur la gauche avant les dernières pompes pour suivre un petit torrent de montagne. Après l’avoir traversé à gué il se remit à grimper. Il était maintenant dans Rhéa – il y avait même pénétré depuis quelque temps mais les frontières de Gaïa n’étaient pas clairement délimitées. Le voyage avait débuté au milieu de la zone crépusculaire séparant Hypérion de Rhéa, cette région indéfinie entre la chiche lumière perpétuelle de l’une et l’éternelle nuit de pleine lune de l’autre. Il s’était approché de la nuit. Il l’atteignit quelque part à mi-pente des Astéries. La nuit de Rhéa ne soulevait pas de problèmes de visibilité ; la vision nocturne des Titanides était bonne et près de la frontière on était encore assez bien éclairé par la lumière reflétée sur les plaines d’Hypérion dont la courbe se dessinait derrière lui.

Il montait à flanc de montagne par un sentier étroit mais bien délimité. Son itinéraire en montagnes russes lui fit franchir deux cols puis les vallées encaissées de l’autre versant. Les montagnes de Rhéa étaient escarpées et rocheuses avec des pentes moyennes de soixante-dix degrés. Les grands arbres avaient désormais disparu pour laisser place à une épaisse couche de mousse aussi lisse que le feutre d’un tapis de billard. Par endroits croissaient des buissons à larges feuilles, enracinés dans la roche vivante et plongeant leurs radicelles jusqu’à cinq cents mètres de profondeur pour atteindre le corps nourricier de Gaïa, les os mêmes de ses montagnes.

Il aperçut enfin le signal de l’Atelier de Musique entre deux pics. Enfin, un détour du sentier lui offrit un spectacle unique même pour Gaïa qui était pourtant toquée d’originalité.

Entre les deux pics, aussi acérés que le Cervin, était jetée une étroite bande de terre. Plate sur le dessus, ses deux rebords étaient absolument verticaux. Le plateau était baptisé Machupichu, en référence à ce site des Andes, fort similaire, où les Incas avaient édifié une cité de pierre dans les nuages.

Un unique rai de soleil avait inexplicablement dévié de la cascade de lumière déversée par le toit lointain d’Hypérion. Il déchirait la nuit pour baigner le plateau d’un éclat d’or laiteux. C’était comme si le soleil avait par un trou d’épingle traversé les nuages les plus obscurs qu’on puisse imaginer, par une orageuse fin d’après-midi.

Il n’y avait qu’une seule construction sur Machupichu. L’Atelier de Musique était un chalet avec un étage, blanchi à la chaux et surmonté d’un toit d’ardoise verte. De loin, on aurait dit un jouet.

« Nous y sommes, chef », chantonna la Titanide. Gaby s’assit en se frottant les yeux, se retourna et contempla la vallée de Cirocco.

« Contemple mes œuvres, ô Tout-Puissant, et ne te réjouis pas », marmonna-t-elle. « Salty, cette nana devrait se faire examiner la tête. Il faudra bien que quelqu’un le lui dise.

— Vous l’avez fait, la dernière fois que vous êtes venue, remarqua Psaltérion.

— Ouais, ça je l’sais », grinça Gaby. Le souvenir lui était encore douloureux.

« D’un autre côté, quel phrénologue voudrait se charger du boulot ? C’est quand même elle, la Sorcière. Qui oserait lui donner les résultats de l’examen ?

— Là, tu marques un point. Avance donc, veux-tu ? »

Ensemble, ils descendirent le sentier en direction de l’étroite bande de terre qui accédait à Machupichu. Un pont suspendu de bois et de corde franchissait une faille profonde juste avant le plateau. Quelques coups de hache pouvaient détruire l’ouvrage et isoler ainsi la forteresse de Cirocco de tout accès autre qu’aérien.

Un jeune homme était assis à l’autre bout du pont, vêtu de kaki et chaussé de brodequins d’alpinisme. À son air lugubre, Gaby supposa qu’il faisait partie de cette interminable théorie de soupirants qui d’une année sur l’autre se frayaient un chemin pour venir conquérir la mystérieuse et solitaire Sorcière de Gaïa. Lorsqu’ils arrivaient, c’était pour découvrir qu’elle était loin d’être solitaire – avec déjà trois ou quatre amants sous la main –, et que sa conquête se révélait trompeusement facile. Entrer dans son lit n’avait rien de difficile pour qui n’avait pas peur de la foule. En sortir intact était une autre paire de manches. Cirocco avait une fâcheuse tendance à vider les hommes de leur âme et elle s’en débarrassait d’autant plus vite que leur manque de profondeur accélérait le processus d’épuisement. Elle leur rendait à tous soixante-dix ans. Cela seul faisait d’elle un être fascinant mais quatre-vingt-quinze années d’activité sexuelle lui avaient procuré un talent hors du commun, largement au-delà de leur propre expérience. Ils tombaient comme des mouches amoureux d’elle et elle, les laissait doucement tomber dès qu’ils commençaient à se montrer odieux à ce propos. Gaby les surnommait les Garçons perdus.