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Elle lorgnait celui-ci d’un œil soupçonneux tout en traversant le pont. On savait bien que certains sautaient. Elle jugea que c’était probablement l’intention de ce dernier jusqu’au moment où il parvint à sourire en réponse à son grand geste en direction de la piste qui menait à Titanville et retournait aux débris de sa vie passée.

Elle descendit de Psaltérion lorsqu’il parvint aux abords du large porche frontal. Bien que les portes de l’édifice eussent été conçues en fonction des Titanides, aucune ne serait entrée sans y avoir été personnellement invitée par la Sorcière. Gaby franchit d’un bond agile les quatre marches du seuil et sa main s’était déjà posée sur le bouton de cuivre de la porte lorsqu’elle remarqua le bras qui pendait hors de la balancelle sous le porche. Entre les lattes latérales du siège on apercevait un pied nu. Le reste disparaissait sous une couverture de Titanide crasseuse qui ressemblait fort à un poncho.

Lorsqu’elle ôta la couverture, elle découvrit le visage bouche bée de Cirocco Jones, ex-capitaine du vaisseau d’exploration spatiale Seigneur-des-Anneaux, aujourd’hui Sorcière de Gaïa, arrière-mère des Titanides, Chef d’escadrille des Anges, Amiral de la flotte dirigeable : la Sirène de Titan de la fable. Elle était complètement bourrée. Elle cuvait une bamboche de trois jours.

Gaby ne pouvait cacher son dégoût. Elle hésita, sur le point de repartir, puis graduellement son expression se radoucit. L’ombre de son affection passée lui revenait parfois lorsqu’elle voyait Cirocco dans cet état. Elle écarta les cheveux sombres et dépeignés collés au front de la femme endormie et fut remerciée par un ronflement sonore. Des mains voletèrent, cherchant à tâtons la couverture, et la Sorcière se tourna sur l’autre côté.

Gaby passa derrière la balancelle et la prit par en dessous. Elle souleva, les chaînes craquèrent et son ci-devant Capitaine roula à bas du siège pour aller heurter le porche avec un choc sourd.

11. Le Carnaval Pourpre

On considérait en général Hypérion comme la plus jolie des douze régions de Gaïa. À vrai dire, rares étaient ceux qui avaient voyagé suffisamment pour établir des comparaisons valables.

Mais certes Hypérion était une charmante contrée : aimable, fertile et baignée dans un éternel après-midi pastoral. Il ne possédait aucune chaîne escarpée mais une multitude de cours d’eau. (On attribuait toujours à Hypérion le genre masculin bien qu’aucune des régions de Gaïa ne fût mâle ou femelle. On les avait baptisées d’après les Titans, premiers enfants d’Ouranos et de Gaïa.) Il y avait d’abord l’Ophion, large, lent et boueux sur la plus grande partie de son cours. S’y déversaient neuf affluents principaux. Nommés, eux, d’après les Muses. Au nord et au sud le terrain s’élevait progressivement, comme partout ailleurs dans Gaïa pour se terminer par des falaises hautes de trois kilomètres. À leur sommet se trouvaient des corniches relativement étroites et connues sous le nom de hauts plateaux. C’est là qu’on pouvait trouver des plantes et des animaux restés inchangés depuis le temps de la jeunesse de Gaïa : d’aucuns disaient qu’il s’agissait des derniers survivants des formes de vie initialement prévues dans le plan dressé, il y a de cela des milliards d’années par les êtres qui étaient à l’origine de la race des Titans. Les hauts plateaux étaient l’aire des arbres-Titans, véritables excroissances du corps de Gaïa.

Le sol ensuite continuait à s’élever jusqu’au moment où il devenait incapable de soutenir une carapace rocheuse. Le corps nu de Gaïa devenait alors visible et continuait de monter pour devenir vertical et se recourber au-dessus du sol, englobant l’ensemble sous une fenêtre translucide qui permettait d’admettre la lumière du soleil. À cette altitude, l’air n’était pas froid mais les murs, eux, l’étaient. La vapeur s’y condensait et gelait en formant une épaisse couche de glace. Celle-ci se brisait sans cesse pour s’accumuler sur les pentes des hauts plateaux où elle fondait, dévalait par de minces cascades les falaises vertigineuses puis s’écoulait plus calmement avec les rivières des Muses. Enfin, comme pour toutes choses, les eaux confluaient dans le flot unificateur de l’Ophion.

L’ouest et le centre d’Hypérion étaient tapissés d’une épaisse forêt. Sur une partie de son cours l’Ophion ressemblait plus à un lac qu’à un fleuve, étendant à partir du câble vertical central un doigt marécageux dans la direction du nord-est. Dans cette région toutefois, la prairie dominait : c’était un pays de collines douces qui roulait sous de vastes cieux les vagues de ses blés d’or. On les nommait les Plaines titanides.

Le grain y poussait à l’état sauvage, à l’instar des Titanides. Elles dominaient le pays sans s’y imposer, construisaient peu et se contentaient de garder des troupeaux d’animaux qui fouissaient le sol pour sucer le lait de Gaïa. Elles n’avaient pas de rival sur ce territoire, ni de prédateur naturel. On n’avait jamais effectué de recensement mais leur nombre pouvait être estimé à cent mille individus. Deux cent mille, c’eût été la surpopulation. Un demi-million, la famine.

Gaïa avait calqué les Titanides sur les êtres humains : elles aimaient leurs enfants mais ceux-ci n’ayant pas besoin d’apprendre à marcher ou à parler exigeaient, à développement égal, beaucoup moins d’éducation que les jeunes enfants humains. Le petit d’une Titanide était autonome en deux années terrestres et pubère au bout de trois. Lorsque l’enfant quittait le nid, ses parents étaient en général pressés d’en avoir un autre.

Toutes les Titanides pouvaient avoir des enfants.

Toutes les Titanides désiraient en avoir, et en général, le plus grand nombre possible. Le taux de mortalité infantile était bas ; la maladie inconnue ; la longévité élevée.

Une équation qui aurait pu apparaître désastreuse. Pourtant, la population titanide restait stable depuis soixante-dix ans ; la raison en était le Carnaval Pourpre.

* * *

Les cours d’eau d’Hypérion – l’Ophion et les Muses – divisaient la contrée en huit régions connues sous le nom de Tonalités : c’étaient de vagues districts administratifs analogues aux comtés humains. Les Tonalités ne signifiaient pas grand-chose. N’importe qui pouvait circuler librement de l’une à l’autre. Mais les Titanides n’étaient pas de grandes voyageuses et tendaient à demeurer dans leur région de naissance. Au sein de l’espèce titanide, les divisions les plus importantes étaient les accords, qui pouvaient correspondre aux races humaines. Comme chez les hommes, les croisements d’un accord à l’autre étaient possibles. À la différence des hommes, il n’y avait pas de tension raciale. Il existait quatre-vingt-quatorze accords recensés. Tous vivaient côte à côte, répartis sur les huit Tonalités d’Hypérion.

La Tonalité la plus vaste était délimitée par les rivières Thalie et Melpomène et par une boucle vers le sud de l’Ophion. C’était la Tonalité de Mi et elle englobait Titanville et la Porte des Vents. Au sud se trouvait la Tonalité de Ré Mineur, à l’ouest, Do Dièse et à l’est, Fa Dièse Mineur.

À vingt kilomètres au nord de Titanville se dressait une roche solitaire, à la limite des marécages et d’une large plaine ceinturée de collines basses. Cette roche s’appelait l’Amparito Roca. Haute de sept cents mètres et large de presque autant, escarpée mais accessible, elle avait été jetée là d’une distance inconnue lors de la Révolte d’Océan, bien des mégarevs plus tôt. La zone en forme de cratère que dominait l’Amparito Roca, et formée par son impact, s’appelait le Grandioso.