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Tous les dix kilorevs – soit quatre cent vingt jours terrestres, une période souvent désignée comme l’Année gaïenne – les Titanides des Tonalités d’Hypérion prenaient la route de l’Amparito Roca en caravanes bruyantes et bariolées et avec des vivres en prévision d’un festival qui devait durer deux hectorevs.

À Titanville, le Centre fermait et les Titanides repliaient leurs tentes en laissant les touristes humains se débrouiller tout seuls. Chaque Titanide faisait le voyage mais parmi les hommes, seuls les natifs ou les pèlerins pouvaient assister à cette grande fête.

C’était l’événement le plus important dans l’existence d’une Titanide, un mélange de Noël, de Mardi gras, de Cinco de Mayo et de fête du Têt, réunis en une seule et monstrueuse célébration, un peu comme si tous les peuples de la Terre se rassemblaient pour une semaine de chants et de beuveries.

C’était un moment de grande joie et d’amère déception. Les plans de dix kilorevs pouvaient porter leurs fruits lors du Carnaval Pourpre. La plupart du temps, ils étaient réduits à néant. Les foules entassées au Grandioso le premier jour du Carnaval ne tardaient pas à fondre et ceux qui repartaient au dernier jour étaient considérablement plus abattus que les premiers arrivants, débordant de rires et de chansons. Il n’y avait pourtant là nul désespoir : on gagnait ou l’on perdait ; tout dépendait de la façon dont Gaïa tournait.

Le prix à gagner dans le cirque de Grandioso était le droit de porter un enfant.

* * *

Le Carnaval Pourpre s’ouvrait avec l’exécution d’une marche jouée par la Fanfare des Éminents Amis de la Marche en Mi, forte de trois cents musiciens. Il s’agissait cette fois-ci de La Parade, de John Philip Sousa. Perchée sur une corniche à cinquante mètres au flanc brun-rouge de l’Amparito Roca, Robin n’avait aucun moyen de savoir ce qu’il allait se passer. Elle écouta les accords d’ouverture, un appel de trompette en solo d’une vivacité remarquable, puis étreignit la roche lorsque l’ensemble des instruments s’y joignirent, fortissimo, avec trois notes descendantes, évanouies à peine émises et pourtant d’une clarté, d’une intensité, qui tenaient du miracle. L’air en tremblait encore, étonné d’avoir pu contenir un tel son, tandis que la trompette répétait sa phrase pleine de fougue avant de se faire submerger une nouvelle fois par l’arrivée massive des vents, cette fois-ci à l’unisson.

La Fanfare des Éminents Amis n’avait jamais entendu parler d’uniforme. Ni non plus de chef d’orchestre. Ses membres auraient détesté le premier et n’avaient pas besoin du second. Avec de la musique pour orchestre, une musique écrite à jouer rigoureusement, une Titanide avait juste besoin de quelqu’un pour lui donner la mesure. Tout le reste était implicite et serait donc exécuté en suivant scrupuleusement la partition, à la perfection dès la première fois et toujours aussi parfaitement les fois suivantes. Les Titanides n’avaient jamais besoin de répéter. Elles concevaient et construisaient leurs propres instruments, étaient capables de jouer de n’importe quel vent, corde, clavier ou percussion après seulement quelques minutes de tâtonnement et construisaient rarement deux instruments semblables.

Cette musique émut Robin. C’était pour la fanfare une réussite extraordinaire, même si elle ne s’en rendait pas compte. Robin n’avait jamais apprécié la musique de marche car elle l’associait aux exhibitions militaires sauteuses, à la soldatesque et au bellicisme. Les Titanides la forcèrent à y entendre de l’exubérance, une pure et brillante vitalité. Elle frotta ses bras gagnés par la chair de poule et, se pencha en avant, suspendue à chaque note.

Voilà le genre de célébration qu’elle pouvait comprendre. L’air vibrait d’une promesse, d’une excitation au parfum délicieux. Elle l’avait ressentie avant même d’avoir rattrapé le nuage de poussière qui accompagnait la colonne de Titanides en route pour le Carnaval, elle l’avait ressentie, malgré le choc récent provoqué par sa chute, sa rencontre avec l’ange et ses longs instants de détresse sur les berges de l’Ophion. Lorsqu’elle avait rejoint la caravane, on l’avait accueillie sans réserve. Tous savaient, d’une façon ou de l’autre, qu’elle était un pèlerin même si elle-même doutait encore d’en mériter le titre. En tout cas, les Titanides l’avaient submergée de cadeaux : boisson, nourriture, chants et fleurs. Elles l’avaient prise sur leur dos, où elle avait dû se serrer entre les sacoches et les sacs de nourriture, puis mise sur leurs chariots qui grinçaient en oscillant sous leur charge bringuebalante. Elle s’était demandé ce qu’au nom de la Grande Mère elles pouvaient bien transporter pour encombrer des chariots ayant jusqu’à douze roues et tirés par des attelages de deux à vingt Titanides.

Maintenant qu’elle contemplait le Cirque de Grandioso, elle pensait le savoir : une bonne partie de leur cargaison devait consister en bijoux et décorations. Entièrement nues, les Titanides brillaient déjà comme un kaléidoscope de néon mais pour une Titanide, il n’y en avait jamais trop. Même en ville, et sans avoir besoin d’une occasion spéciale, elles portaient en moyenne un kilo de bagues, de bracelets, de colliers et de clochettes. Si leur peau était nue, elles la peignaient ; si elle était couverte de poils, elles les teignaient, les tressaient, les décoloraient. Elles se perçaient les oreilles, les narines, les mamelons, les grandes lèvres et le prépuce pour y suspendre tout ce qui pouvait briller ou tintinnabuler. Elles foraient leurs sabots adamantins d’un rouge limpide de rubis pour les incruster de gemmes aux couleurs contrastées. Il était rare de rencontrer une Titanide sans une fleur coupée tressée dans la chevelure ou passée derrière l’oreille.

Tout cela n’était apparemment qu’un simple échauffement. Pour le Carnaval Pourpre, les Titanides jetaient toute mesure par-dessus les moulins et se mettaient sur leur trente et un.

La musique atteignit son apogée avant de s’évanouir, en résonnant encore sur la roche. Robin avait l’impression qu’une chose aussi vivante n’avait pas le droit de mourir et en fait c’était bien le cas. Car la fanfare se jeta sur L’Emblème national de E.E. Bayley. À partir de ce moment, les morceaux s’enchaînèrent sans pause aucune.

Toutefois, durant la brève interruption, Robin vit que quelqu’un s’apprêtait à la rejoindre. C’était une perspective qui l’ennuyait : il lui faudrait parler avec cette femme en chemise et pantalon vert, chaussée de bottes de cuir usé, alors qu’elle désirait simplement écouter la musique. Elle faillit partir. La femme choisit ce moment pour lever la tête et lui sourire. Sa mimique semblait lui dire : « Puis-je me joindre à vous ? » Robin opina.

Elle était d’une indiscutable agilité. Elle escaladait la face rocheuse que Robin avait mis dix minutes à grimper en s’aidant à peine de ses mains.

« Salut », lança-t-elle en s’asseyant près de Robin, les jambes ballant dans le vide. « J’espère que je ne vous dérange pas.

— Pas du tout. » Robin continuait d’observer la fanfare.

« Bien sûr, elles ne marchent pas vraiment, observa la femme. La musique les excite trop pour qu’elles restent au pas. Si Sousa les voyait, il pousserait des hurlements.

— Qui ça ? »

La femme rit. « Il vaut mieux qu’une Titanide ne vous entende pas, John Philip Sousa fait ici partie des dix plus grands succès, avec le sexe et le bon vin. Et bon sang, c’est qu’elles me le font aimer moi aussi, à la façon dont elles le jouent. »