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Robin n’aurait pas su distinguer une marche au pas bien cadencé même si elle l’avait vue et d’ailleurs c’était le cadet de ses soucis. Les danses et les sauts des Titanides lui convenaient parfaitement. Sousa devait être le compositeur de la marche mais c’était également sans importance. Cette femme avait dit que la musique l’émouvait en dépit d’elle-même et pour Robin, la même chose s’était produite. Elle tourna la tête pour examiner la nouvelle venue.

La femme n’était guère plus grande qu’elle, ce qui était bien rafraîchissant. Depuis son arrivée sur Gaïa elle avait rencontré franchement trop de géants. De profil, son visage paraissait détendu, avec un quelque chose d’étrangement innocent que trahissait également son maintien. Elle pouvait être à peine plus âgée que Robin mais sans savoir pourquoi, elle en doutait. La couleur brune de sa peau sans rides semblait due au bronzage. Elle était assise, immobile : seuls bougeaient ses yeux auxquels rien n’échappait. Elle paraissait détendue, alanguie ; c’était une illusion.

Elle laissa Robin la dévisager à loisir puis, avec un léger mouvement de tête, son attitude changea complètement. Ses yeux avaient souri avant ses lèvres mais lorsque celles-ci s’ouvrirent, ce fut pour révéler une denture blanche et régulière. Elle tendit une main et Robin la prit.

« Je suis Gaby Plauget, dit-elle.

— Que le Saint Écoulement nous uni…» Les yeux de Robin s’agrandirent.

« Ne me dis pas qu’on se souvient encore de moi au Covent. Vraiment ? » Son sourire s’élargit encore plus tandis qu’elle écrasait la main de Robin. « Tu dois être Robin-des-neuf-doigts. Je t’ai cherchée toute la journée. »

12. L’Élu de la Belle

Chris reprit ses esprits au beau milieu d’une danse. Par automatisme, son corps continua de se mouvoir comme il le faisait encore quelques secondes plus tôt, avant qu’il ne parvienne à l’arrêter – ce qui lui valut de se faire heurter dans le dos par une grande Titanide bleue. Chris avait un large sourire sur le visage. Il le perdit.

Quelqu’un lui saisit le coude, l’attira hors de la ligne des danseurs et le retourna : Il se retrouva nez à sein avec une autre Titanide.

« Je t’ai déjà dit qu’il fallait qu’on y aille maintenant, sinon je vais être en retard pour ma revue », lui dit-elle tout en lui tendant sa large main d’une façon bizarre. Comme il ne réagissait pas, elle passa l’autre main dans ses longs cheveux roses et soupira : « Eh bien, grimpe dessus, Chris ! Allez ! »

Quelque chose lui fit lever son pied nu pour le placer dans la paume de la Titanide. Réflexe fantôme, si l’on veut : son corps se rappelait un geste appris dont son esprit ne gardait aucun souvenir. C’était le bon. Elle souleva, il lui saisit l’épaule et se retrouva à califourchon sur son dos. Elle avait une peau imberbe, à dominante jaune mais tachée de petites marques brunes, comme une banane mûre. Contre ses jambes nues, elle avait exactement la température et la texture correctes : celles d’une peau humaine tendue sur un cadre différent.

Elle se contorsionna à hauteur de la taille en se penchant assez pour parvenir à lui passer un bras autour des épaules. Ses grands yeux en amande brillaient d’excitation. À son plus grand étonnement elle l’embrassa goulûment sur la bouche. Elle était si grande qu’elle lui donnait l’impression d’avoir six ans.

« C’est pour nous porter chance, bijou. Nous avons trouvé notre mode et nos moitiés. Tout ce qu’il nous faut désormais c’est de la chance et tu es mon porte-bonheur. » Elle poussa un hennissement, tapa le sol de ses postérieurs et d’un saut se rua au grand galop tandis que Chris s’agrippait tant bien que mal à sa taille.

Il n’était pas entièrement surpris par ce genre d’événement. Ce n’était pas la première fois qu’il recouvrait la mémoire en cours de route si bien qu’il se croyait pratiquement préparé à tout.

Il n’était pas préparé à cela.

L’univers était empli de soleil, de poussière, de Titanides, de tentes et de musique. Surtout de musique. Ils en traversaient des vagues, rencontrant ce qui formait sans doute un panorama de tous les genres inventés par l’homme ou – en plus grand nombre encore – par les Titanides. Ce qui aurait dû être une insanité acoustique n’en était pas une. Chaque groupe tenait compte de ce que faisaient les groupes voisins. Magiciens de l’improvisation, ils se répondaient, reprenaient les thèmes et se les renvoyaient pour les élaborer encore, transposés, modulés, syncopés. Chris et la Titanide traversaient les familles musicales – le rag-time voisinait avec le cake-walk qui côtoyait le swing et dix-neuf variétés de jazz progressif avec ici et là de petits îlots murmurant ou claironnant de bizarrerie non humaine.

Une partie en était inaccessible à Chris. Tout au plus pouvait-il se dire que, oui, peut-être la musique serait intéressante ainsi conçue. Pour les Titanides tous les sons étaient musique. Les genres appréciés des humains n’étaient pour elles qu’un coin de la salle, une simple branche de la famille musicale. Parmi tout ce que Chris entendit, il y avait ainsi ces grappes de notes soutenues, groupées par trois ou quatre et chacune légèrement désaccordée par rapport à la tonique. Les Titanides parvenaient à transformer les battements qui en résultaient, issus de la somme et de la différence des fréquences, en une musique en-soi et pour-soi.

Traverser la foule du Carnaval Pourpre équivalait à voyager dans les entrailles d’une table de mixage à cinquante mille canaux bourrée de circuits électroniques vivants. Quelque part, un ingénieur du son titanide manipulait la gigantesque console pour augmenter ici, diminuer là, mettre en valeur une ligne mélodique l’espace de quelques secondes avant de refermer le potentiomètre.

On chantait à l’adresse de sa compagne (ou fallait-il l’appeler sa monture ? son coursier ?). Elle y répondait en général par un geste de la main, un bref couplet. Puis une Titanide l’appela, en anglais.

« Qu’est-ce que t’as trouvé là, Valiha ?

— Un trèfle à quatre feuilles, j’espère, répondit Valiha. Mon billet pour la maternité. »

C’était bien de savoir son nom. Elle semblait déjà le connaître, lui, et si bien, même, que c’en était gênant ; elle devait donc s’attendre à la réciproque. Il se demanda, et ce n’était pas la première fois, dans quoi il s’était fourré.

* * *

Leur destination était un cratère aux parois érodées et d’un diamètre de cinq cents mètres. Il en chercha le nom, qui lui échappait, le retrouva enfin : Grandioso. Ça ne voulait rien dire, mais ça collait : c’était souvent le cas après ses absences. La roche qui se dressait au bord du cratère avait aussi un nom, mais là, impossible de le retrouver.

Depuis les bords du Grandioso, il put en se retournant embrasser le campement des Titanides, ce brouhaha dément comme l’accord de mille orchestres, ce charivari coloré dont le sillage poussiéreux s’envolait loin au vent.

L’intérieur du cirque était un tout autre monde. S’il contenait beaucoup de Titanides, celles-ci n’avaient rien de l’anarchique exubérance de leurs compagnes à l’extérieur. Le Grandioso était tapissé d’une herbe verte et courte sur laquelle on avait dessiné un réseau de lignes blanches. Les Titanides s’étaient disposées en petits groupes, jamais plus de quatre par carré, tels des pions dans un jeu. Dans certains carrés se trouvaient des structures bariolées mais semblait-il éphémères, comme des chars fleuris. D’autres étaient presque nues. Valiha pénétra dans le Labyrinthe, traversa trois carrés puis en sauta sept. Elle rejoignit deux autre Titanides dans un quadrilatère qui déjà contenait quelques objets : guirlandes de houx, assortiment de pierres polies, le tout arrangé selon une disposition incompréhensible pour Chris.