Valiha lui avait demandé de rester dans les parages au moment de la revue. Elle avait voulu savoir s’il portait malheur quand il n’était pas dingue mais il pensait que non. Il était clair que les trois Titanides étaient bouleversées et ne savaient que faire. Il crut préférable de se fondre dans la foule en ne les affligeant pas du fardeau de la poisse qu’il semblait porter avec lui. C’est dans cette intention qu’il s’était mis à parcourir le champ, sans se presser, étudiant les rassemblements de Titanides.
C’était maintenant plus clair : chaque carré contenait un ensemble dont le but était d’être qualifié pour la reproduction. À cette fin elles présentaient des propositions correspondant aux arcanes de leurs propres règles. Elles se regroupaient par deux, trois ou quatre, en spécifiant à chaque fois leur mode de procréation parmi les vingt-neuf possibles, chacune ayant déjà produit un œuf semi-fertilisé : tel était le premier pas du menuet sexuel des Titanides.
Tout en descendant lentement l’allée entre les groupes, Chris se demandait combien de ces propositions seraient concrétisées et qui prenait les décisions. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que Gaïa était un monde limité. Il supposait que l’industrialisation lui permettrait de faire vivre un bien plus grand nombre de créatures intelligentes que maintenant mais on aurait vite atteint une limite. En conséquence, seule une petite partie des groupes qui l’entouraient seraient choisis pour procréer. Il tenta d’en estimer le pourcentage, se crut pessimiste et plus tard devait apprendre que le chiffre réel était cinq fois plus faible.
Une telle compétition est source de tensions et les tensions conduisent à l’irrationalité. Si les Titanides avaient été humaines, le Carnaval se serait traduit par de nombreuses bagarres mais les Titanides ne se battaient pas entre elles. Les perdantes se retiraient pour pleurer en secret. Elles émergeaient de leur période de chagrin pour préparer la fois suivante avec force beuveries, danses et discussions. Mais en attendant, elles se raccrochaient à n’importe quoi, décoraient le carré qui leur était assigné d’une multitude de talismans, d’amulettes et de porte-bonheur, devenues pour un temps d’une extrême superstition, pareilles à des parieurs sur un champ de courses ou bien à des primitifs conscients de leur état de créatures insignifiantes faisant de leur mieux pour attirer l’attention de Dieu.
Les œuvres qu’elles créaient pour appuyer leurs propositions allaient du baroque au minimalisme. Chris vit un duo qui avait édifié une pagode branlante décorée d’éclats de verre, de fleurs, de boîtes en fer-blanc vides et de somptueux pots de céramique. Un autre carré était tapissé de plumes blanches éclaboussées de sang. Certaines présentaient des tableaux ou de courtes saynètes, d’autres jonglaient avec des couteaux, dressées sur leurs postérieurs. L’une de ces présentations, que Chris trouva irrésistible, était d’une extrême simplicité : une pierre usée et grise sur laquelle était posé un œuf mis en valeur par une brindille et deux fleurs minuscules.
Un carré n’avait qu’une seule occupante. Chris crut tout d’abord que le reste de l’ensemble n’était pas encore arrivé puis lorsqu’il étudia le panneau devant la proposition, sa perplexité ne fit qu’augmenter :
Selon les explications de Gaby, chaque ligne représentait une Titanide. En outre, le signal semblait indiquer que cette femelle avait l’intention d’être l’avant-père, l’avant-mère, l’arrière-père et l’arrière-mère de son enfant. Il la regarda. C’était une adorable créature à la fourrure neigeuse assise dans l’herbe avec simplement un œuf vert clair posé entre ses genoux antérieurs noueux. Il ne put résister.
« Pardonnez-moi mais je ne pense pas comprendre comment vous…»
Elle lui sourit, mais son regard marquait l’incompréhension. Elle lui chanta quelques notes, haussa les épaules de manière éloquente et hocha la tête.
Il la quitta, toujours aussi perplexe quant à ses intentions.
Il avait compté se tailler mais en fin de compte, il était toujours dans le coin lorsque la Sorcière émergea de sa tente et commença la revue. Chris était tout près : il décida de regarder un petit moment.
C’était une femme grande et qui ne faisait rien pour le cacher : elle se redressait, les épaules en arrière, le menton droit. Son teint était brun clair, sa chevelure acajou, négligemment séparée par une raie au milieu. Elle avait le front un peu trop proéminent, le nez un peu trop long et la mâchoire trop large pour jouer les séductrices au cinéma mais il y avait en elle, dans ses mouvements, une énergie qui transcendait la beauté conventionnelle. Elle avançait sans poser le talon au sol, une démarche adaptée à la gravité d’un quart de g, que Chris avait déjà vue et qui se traduisait par une flexion minime des genoux à chaque pas, presque tout l’effort étant reporté sur les hanches. C’était félin et très sexy, même si ce n’était pas intentionnel ; c’était tout bêtement la manière la plus efficace de marcher sur Gaïa.
Il la suivit un moment, tandis qu’elle parcourait les rangées de candidates. Elle était accompagnée d’un couple de Titanides mâles appartenant au clan de Cantate : la peau blanche et nue sauf sur la tête, la queue, les avant-bras et le bas des jambes ; une taille imposante, même pour des Titanides. L’un avait un bloc-notes, l’autre une boite dorée. C’étaient apparemment des jumeaux. Ils ne portaient que des bracelets d’or, passés aux bras et aux jambes. La Sorcière avait encore moins d’apparat : son unique vêtement était une couverture d’un rouge brique passé, percée d’une ouverture pour la tête, et qui lui descendait aux genoux. Elle gardait le plus souvent les bras cachés dans ses replis mais lorsqu’elle les sortait Chris pouvait voir qu’elle ne portait rien en dessous.
La Sorcière ignorait les lignes blanches sur le sol et passait d’un carré à l’autre à sa guise. Son escorte titanide, ainsi que le petit nombre d’autres observateurs, restaient toutefois scrupuleusement dans les allées et Chris suivit leur exemple. L’une des Cantates s’assurait qu’elle inspectait chaque groupe, en cochant les cases sur son carnet ; une fois même, elle la rappela à l’ordre car elle avait tourné au mauvais endroit.
Elle connaissait un grand nombre de Titanides. Souvent elle s’arrêtait pour chanter avec elles, embrassant certaines, étreignant d’autres. Elle marchait lentement à travers les groupes, lisant d’abord le signe posé devant elles puis les dévisageant, l’air totalement impénétrable. Elle s’immobilisait parfois et semblait s’abîmer dans ses pensées puis conférait avec un aide, lui murmurait quelques mots avant de repartir. À certains carrés, elle posait des questions à l’une ou l’autre candidate.
Elle traversa ainsi le groupe entier puis recommença une nouvelle fois. Chris commençait à s’en lasser. Il décida d’aller faire ses adieux à Valiha et son ensemble en leur souhaitant bonne chance.
« Où étais-tu donc passé ? siffla Valiha.
— Franchement, je ne vous serai d’aucune aide », dit Chris. Il remarqua que l’adorable œuf de Titanide avait été posé en équilibre sur le goulot d’une bouteille de tequila vide, aux pieds de Valiha. Il tendit le doigt. « Je n’aurai pas plus d’effet que ces conneries.
— Je t’en prie, Chris, fais-moi plaisir. Tu me l’avais promis. » Son regard était implorant et il eut l’inconfortable souvenir de lui avoir bien promis quelque chose de ce genre. Il détourna les yeux, la regarda de nouveau, opina.