« Tout ce que tu as à faire, c’est de tenir au bord de la ligne. Tu ne peux entrer dans le carré pendant la revue… Chut ! Silence, tout le monde, la voilà ! »
Chris se tourna : elle arrivait, remontant la rangée derrière lui. Elle jugeait la rangée opposée à celle de Valiha ; elle progressait assez vite et ne passa qu’à quelques mètres de Chris. Après avoir parcouru quelques pas encore, elle inclina légèrement la tête, puis se retourna pour le considérer en fronçant les sourcils. Il se sentait mal à l’aise mais ne put détourner les yeux. Finalement, elle esquissa un sourire.
« Te voici donc revenu, lui dit-elle. Nous nous sommes rencontrés, brièvement, il y a environ un décarev. Je suis Cirocco. Tu peux m’appeler Rocky. » Elle ne lui tendit pas la main mais continua de le dévisager. Il se sentait tout nu, avec ce short dans lequel il s’était réveillé. La Sorcière jeta un œil à Valiha, puis la reconsidéra et la fixa enfin de ce regard qui avait tant dérouté Chris. Alors elle s’approcha du Trio Mixolydien-en-double-bémol potentiel.
« Tu es Valiha », dit Cirocco. La Titanide lui répondit par une révérence bizarre. « J’ai bien connu ton arrière-mère. » Elle tournait autour de Valiha, caressant de la main ses flancs lisses et mouchetés. Elle fit un signe de tête à Cymbale et Hichiriki, se pencha pour pincer le fanon arrière droit de Valiha puis reprit ses caresses. Revenue devant, elle se haussa pour lui tapoter la joue. Puis s’agenouillant, elle frotta des deux mains les jambes avant de la Titanide ; enfin, elle tourna la tête et s’adressa à Chris.
« Tu es tombé en bonne compagnie : Valiha est une Solo éolien. Je crois bien que c’est la seule à qui j’aie accordé ce mélange spécial de Madrigal et de Samba. D’ici deux ou trois cents kilorevs ses descendantes pourraient former leur propre accord. Mais ce qu’elle propose aujourd’hui est assez bien vu : c’est un remaniement plutôt qu’une combinaison osée comme ce Duo locrilydien qu’elle proposait au dernier Carnaval. Mais elle n’a que… oh, mettons cinq années terrestres, et ces jeunes veulent tout faire eux-mêmes, pas vrai, Valiha ? »
Un soupçon de rose colorait les joues de la Titanide lorsque la Sorcière se remit debout. Elle détourna les yeux et rougit encore plus lorsque Cirocco rit en lui tapant sur la cuisse.
« Je m’attendais à te voir jouer un Solo éolien cette fois-ci », railla-t-elle. Elle reluqua Chris, que cet échange avait mis mal à l’aise : tout cela ressemblait trop à du maquignonnage à son goût. Il s’attendait à la voir retrousser les lèvres de la Titanide pour lui inspecter les dents.
« “Se jouer un Solo éolien” est un euphémisme titanide pour exprimer l’autosatisfaction[8], expliqua Cirocco. Une femelle titanide peut effectivement se cloner elle-même et jouer le rôle des quatre parents de son rejeton grâce à l’auto-insémination frontale et postérieure. Mais je ne les laisse pas faire trop souvent. » Elle mit les mains sur les hanches, puis se redressa de nouveau pour effleurer du dos de la main la poitrine de la Titanide. « Est-ce que ces seins sont prêts pour cette grande responsabilité, mon enfant ?
— Ils le sont, capitaine.
— Tu as su bien choisir les avant-parents, Valiha. Ton arrière-mère serait fière de toi. » Elle se tourna pour saisir l’œuf sur son piédestal de verre. Le silence se fit lorsque la Sorcière tint la sphère en pleine lumière puis la porta à ses lèvres. Elle la baisa, ouvrit la bouche et délicatement l’y introduisit. Lorsqu’elle la ressortit, elle changeait déjà de couleur pour devenir en quelques secondes aussi transparente que du verre. Maintenant, seule Valiha bougeait et ce fut pour écarter les jambes, lever la queue et pencher le torse en avant. Sa chevelure rose retomba sur son visage et elle attendit. Chris eut un brusque éclair de mémoire : la vision de ces deux Titanides qu’il avait vues pratiquer un coït antérieur – ce qu’elles faisaient souvent, et avec le plus grand plaisir lors du Carnaval. Ici, c’était la posture de la femelle prête à se faire monter par la Titanide jouant le rôle du mâle. La Sorcière contourna Valiha qui frémissait d’anticipation.
Chris détourna la tête en grimaçant. Son bras avait pénétré au-delà du coude. Lorsqu’il ressortit, l’œuf n’était plus dans sa main.
« Barbouillé ? » La Sorcière avait une serviette avec laquelle elle s’essuya le bras, avant de la restituer à l’un de ses assistants. « Les éleveurs font ce genre de chose à longueur de journée.
— Oui, mais là, ce sont… ben, ce sont des gens. Je trouve simplement cela indécent. Peut-être que je ne devrais pas dire ça. »
Cirocco eut un haussement d’épaules. « Tu peux dire ce que tu veux. C’est ce qu’elles connaissent. Elles jugent nos coutumes matrimoniales particulièrement ennuyeuses et il se pourrait bien qu’elles n’aient pas tort. » Puis son regard se fit perçant. « Dis donc, Valiha et toi, vous jouez aux billes ensemble ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. » Et ce disant, il avait la désagréable impression de le savoir quand même.
« Tant pis. En tout cas, elle semble être une amie.
— Elle semble l’être. Je ne me rappelle pas vraiment. » Il regarda par-dessus son épaule et put entrevoir les trois Titanides qui escaladaient la lèvre du cratère au pas de course pour aller consommer leur union.
« Ça doit être dur. Je comprends pourquoi tu es venu ici. Bon, tu devrais quand même assister à la célébration. Si elle avait été moins excitée elle t’aurait portée. » Elle chanta à l’adresse de l’une des Titanides qui tendit la main d’une manière familière.
« Je te présente Harpe de l’Accord de Cantate. Il ne parle pas l’anglais mais il va te conduire à la fête et t’en ramènera dans quelques revs. À jeun, je l’espère. On se retrouvera dans ma tente à ce moment. Nous avons à discuter de certaines choses. »
13. Hospitalité
Une pénombre pleine de fraîcheur régnait dans la tente d’apparat réservée à la Sorcière. Elle avait un toit opaque et lourd tandis que ses flancs étaient de soie blanche, fendue pour laisser pénétrer la brise. Au-dessus, un pan de tissu oscillait lentement, éventant les draperies et les banderoles qui festonnaient la poutre faîtière. Assis sur d’énormes coussins, Gaby, Robin, Psaltérion et Chris attendaient la Sorcière.
Les Titanides aimaient décorer somptueusement ses quartiers à l’occasion du Carnaval. Plusieurs couches de tapis tissés à la main se superposaient au sol, recouvertes par un dernier qui représentait la grande roue à six rayons. Des oreillers s’entassaient contre deux des cloisons. La troisième était réservée au Trône de Neige. Il était fait avec vingt kilos de sacs en vinyliane transparente remplis de Poudre à Planer des hauts plateaux, la meilleure cocaïne de tout l’univers et la principale exportation de Gaïa. Les Titanides édifiaient un trône neuf à chaque Carnaval, empilant les cristaux ensachés comme des porteurs les sacs de sable sur une digue.
Sur deux tables basses s’amoncelaient les plats les plus fins de la cuisine titanide, les uns fumant, d’autres ruisselant dans leurs seaux d’argent emplis de glace pilée. Des Titanides entraient en permanence pour desservir les plats qui avaient tiédi et les remplacer par des merveilles toutes fraîches.
« Vous devriez goûter à ça », suggéra Gaby. Elle vit Chris relever la tête en sursaut et sourit. Hypérion faisait cet effet aux nouveaux venus : la lumière ne changeait jamais et les gens restaient éveillés quarante ou cinquante heures d’affilée sans même s’en rendre compte. Elle se demanda combien de temps le pauvre garçon avait pu dormir depuis le début du Carnaval. Elle se rappela ses premiers jours à Gaïa lorsqu’elle et Cirocco avaient marché jusqu’à s’effondrer littéralement. C’était il y a bien longtemps. Elle se rappelait s’être sentie vieille. Maintenant, elle se demandait si elle avait jamais été si jeune que cela.