Si : autrefois, sur les rives du Mississippi, près de La Nouvelle-Orléans. C’était une vieille maison au grenier poussiéreux dans lequel elle avait coutume de se cacher toutes les nuits pour tenter d’échapper au bruit des cris de sa mère. Il y avait une tabatière qu’elle soulevait pour laisser entrer l’air. Une fois la fenêtre ouverte, les sirènes des remorqueurs noyaient presque le bruit venu du dessous et elle pouvait enfin contempler les étoiles.
Plus tard, avec sa mère morte et son père en prison, sa tante et son oncle l’avaient emmenée chez eux en Californie. C’est dans les Rocheuses qu’elle avait pour la première fois vu la Voie lactée. L’astronomie devint alors son obsession. Elle lisait tous les bouquins qui lui tombaient sous la main, se rendit en stop au mont Wilson et apprit les mathématiques malgré le système scolaire californien.
Elle ne s’attachait guère aux gens ; lorsque sa tante partit elle emmena ses quatre enfants mais pas Gaby. Son oncle n’en voulait pas si bien qu’elle partit avec les femmes de l’assistance sans un regard en arrière. À l’âge de quatorze ans, elle ne vit aucune difficulté à entrer dans le lit d’un garçon parce qu’il possédait un télescope. Lorsqu’il l’eut vendu, elle ne le revit plus jamais. Le sexe l’ennuyait.
Elle devint une jeune femme calme et belle. La beauté n’était qu’un inconvénient, comme le brouillard ou la misère. Il y avait moyen de traiter ces trois maux : Elle se trouva un air particulièrement menaçant propice à tenir les garçons à distance. Il n’y avait pas de brouillard dans les montagnes, si bien qu’elle apprit à faire de l’alpinisme, un télescope sur le dos. Enfin le Cal Tech[9] acceptait les étudiants sans le sou, même de sexe féminin, à condition du moins de faire partie des meilleurs. Tout comme le faisaient l’Observatoire de Paris, le mont Palomar, Zelentchoutskaïa et Copernic.
Gaby n’aimait pas les voyages. Malgré tout, elle alla sur la Lune parce que la visibilité y était bonne. Lorsqu’elle vit les plans du télescope qu’on devait embarquer pour Saturne elle sut qu’elle devait être celle qui l’utiliserait. Mais près de Saturne l’attendaient Gaïa et la catastrophe. Six mois durant, l’équipage du Seigneur-des-Anneaux était passé par des alternances de sommeil et de privation sensorielle totale dans les sombres entrailles d’Océan, divin vassal courroucé de Gaïa. Pour Gaby, cela dura vingt ans. Elle en vécut la moindre seconde : c’était plus qu’amplement suffisant pour examiner sa vie et la trouver vide. Elle finit par comprendre qu’elle n’avait pas un seul ami, qu’elle n’aimait personne et n’avait personne pour l’aimer. Et que cela, c’était important.
Soixante-quinze ans s’étaient écoulés. Depuis, elle n’avait plus vu une seule étoile et ne s’en portait pas plus mal : À quoi bon, quand on a des amis ?
« Qu’est-ce qu’il y avait ? demanda Robin.
— Désolée. Je pataugeais juste dans les marigots de mes souvenirs. C’est fréquent chez nous autres vieux. »
Robin lui jeta un regard exaspéré auquel Gaby répondit par un large sourire. Elle aimait bien Robin. Rarement avait-elle rencontré quelqu’un d’aussi têtu dans son orgueil et d’aussi tranchant dans ses actes : elle était plus étrangère qu’une Titanide, ne savait presque rien de ce qu’on appelait communément la culture « humaine » et, consciente de son ignorance, elle mêlait un chauvinisme aveugle à son ardeur d’apprendre. Parler avec Robin représentait une affaire délicate. Elle faisait une compagne douteuse tant qu’on n’avait pas gagné sa confiance.
Gaby aimait bien Chris également, mais là où elle avait tendance à protéger Robin contre elle-même, elle voulait protéger Chris contre la folie du monde extérieur. Pour lui, cela ne voulait pas dire grand-chose, pourtant il continuait de lutter bravement, sa vision du monde pervertie depuis le début par la domination d’une série d’esprits malins qui parlaient avec sa voix, voyaient avec ses yeux et parfois cinglaient avec ses mains. Il ne pouvait plus se permettre de relations d’ordre émotionnel de peur de voir l’un de ses alter ego le trahir bientôt. Qui pourrait lui faire confiance une fois qu’il aurait révélé les petits et les grands secrets de l’amour ?
Chris surprit le regard de Gaby et lui adressa un sourire incertain. Ses cheveux bruns et raides avaient tendance à lui retomber sur l’œil gauche ; il les rejeta d’un mouvement de tête. Il était grand, 1,85 m ou 1,90 m, de carrure moyenne, avec des traits anguleux qui auraient pu passer pour cruels, n’eût été la douleur qui se lisait autour de ses yeux. Cette première impression de rudesse provenait de son nez légèrement épaté et de ses arcades sourcilières épaisses.
Son corps aussi aurait pu paraître puissant, pourtant il avait un air tellement lugubre, assis dans son short trop petit qui révélait sa peau trop pâle qu’il était impossible de voir en lui une menace. Ses membres étaient robustes et ses épaules larges mais la taille était trop enrobée. Il n’était pas particulièrement velu, ce qui était du goût de Gaby.
L’un dans l’autre, Gaby pouvait voir pourquoi Valiha le trouvait attirant. Elle se demanda si Chris s’en rendait déjà compte.
Cirocco entra en coup de vent, suivie par sa paire d’inséparables Titanides. Elle regarda alentour, en s’humectant le visage avec un linge humide puis se dirigea vers un coin de la tente.
« Où est Valiha ? demanda-t-elle. Et ne devait-il pas y avoir une Titanide pour Robin ? » Elle se glissa hors de son poncho et passa derrière un paravent de toile qui s’arrêtait à hauteur d’épaule. Une pomme de douche au-dessus d’elle se mit à déverser de l’eau. Elle tourna vers le jet son visage et hocha la tête. « Si vous voulez bien m’excuser un instant, les enfants. Il fait une sacrée chaleur, là-dehors.
— Valiha est encore avec son groupe, hasarda Chris. Vous ne m’aviez pas dit de la ramener avec moi.
— Écoute, tu vas trop vite, Rocky, protesta Gaby. Pourquoi ne pas commencer au commencement ?
— Pardon. T’as raison. Robin, je ne t’ai pas encore rencontrée. Chris, si, mais tu ne t’en souviens pas. Le fait est que Gaïa a prévenu Gaby que vous étiez en train de descendre…
— En train de descendre ? grinça Robin. Elle m’a proprement balancé par une trappe et je suis tombée de…
— Je sais, je sais, coupa Cirocco d’une voix apaisante. Crois-moi. Je déteste ça. J’ai protesté de toutes les manières possibles mais sans aucun résultat. N’oublie pas : c’est pour elle que je travaille, pas le contraire. » Elle adressa à Gaby un long regard impassible, avant de recommencer à se savonner.
« Bref, nous savions que vous étiez en route l’un et l’autre et que sans doute vous y arriveriez. C’est bizarre mais la plupart des pèlerins réussissent. L’un des seuls moyens de se tuer lors du Grand Plongeon c’est de paniquer. Certains…
— On peut aussi se noyer, nota Robin, sombrement.
— Que puis-je dire ? demanda Cirocco. Évidemment, c’est dangereux et c’est un acte répugnant. Mais dois-je encore m’excuser pour une chose à laquelle je ne peux rien ? » Elle regarda Robin qui resta muette mais finit par hocher la tête.
« Comme je le disais, certains luttent contre les anges qui tentent de les aider et ces derniers n’y peuvent mais. Aussi, son propos – tel qu’elle me l’a exprimé, comprenez-moi : je ne cherche pas à la défendre – est de vous enseigner à réagir sainement en cas de crise. Si l’on panique, c’est qu’on ne sera jamais un héros. C’est du moins ce qu’elle pense. »