Chris avait semblé de plus en plus perplexe.
« Si tout cela est censé signifier pour moi quelque chose, j’ai bien peur d’en avoir loupé la partie la plus importante.
— Le Grand Plongeon, expliqua Gaby. Il vaut probablement mieux que tu ne t’en souviennes pas. Gaïa fait tomber les pèlerins d’un ascenseur truqué après leur entrevue avec elle. Ils dégringolent tout droit jusqu’à la couronne.
— Tu ne t’en souviens toujours pas ? » demanda Cirocco. L’eau s’arrêta de couler et une Titanide lui tendit une serviette.
« Rien du tout. Depuis le moment où je l’ai quittée jusqu’à récemment, c’est le vide.
— Ça serait compréhensible, même sans souffrir de ton affection. Mais j’ai discuté avec l’un des anges. » Et Cirocco jeta un œil à Robin. « C’était ce vieux Fredo-le-gros. »
Gaby se mit à rire. « Lui ! Il est toujours dans le coup ? » Elle vit le regard noir de Robin et tenta, sans succès, de cacher son sourire.
« Toujours dans le coup, et toujours à courir au cul des humains. Il m’a dit avoir croisé deux chats sauvages. La première a fini par coopérer et il l’a larguée en douceur dans l’Ophion. L’autre était complètement dingue. Il n’est pas parvenu à l’approcher mais il l’a suivi en se disant qu’à proximité du sol le bonhomme reprendrait ses esprits. Imagine sa surprise quand le type est tombé droit sur le dos d’une saucisse.
— Qui était-ce ? demanda Gaby. Je parle de la saucisse.
— Fredo dit qu’il s’agissait de Cuirassé. »
Gaby parut surprise. « Ce devait être juste après qu’il m’eut aidé à déboucher Aglaé avec deux de ses semblables.
— Sans aucun doute. » Cirocco cessa de s’essuyer pour regarder avec insistance Chris, qui s’empressa de détourner les yeux. Elle sortit de la douche et vêtit la robe blanche que lui tendait l’une des Titanides. Elle s’y enroula puis s’assit en tailleur devant les trois humains et la Titanide. Sa servante s’assit derrière elle et entreprit de brosser ses cheveux mouillés.
« Je me pose des questions sur la chance, reprit-elle. Gaïa m’a parlé de ton état, bien sûr, en mentionnant ta chance. Franchement, je ne veux pas croire qu’on puisse être veinard à ce point. Cela va à l’encontre de tout ce que j’ai appris. Certes, la plus grande part est démodée depuis soixante-dix ans.
— On estime la chose parfaitement prouvée, dit Chris. À ce que j’ai entendu, la plupart des gens pensent que les pouvoirs psi resteront toujours limités. Ils ont des équations pour décrire ces phénomènes, mais je ne prétends pas les comprendre. La théorie du libre arbitre des particules, ou celle des N-mondes… j’ai lu un article là-dessus.
— On ne reçoit pas beaucoup de journaux, dans le coin. » Cirocco regarda ses mains en fronçant les sourcils.
« Je n’aime pas beaucoup ça. Je ne l’ai jamais aimé.
— Einstein n’aimait pas la mécanique quantique, fit remarquer Gaby.
— Tu as raison. » Cirocco soupira. « Mais je suis toujours surprise du tour que prennent les choses. De mon temps, ils étaient sûrs d’avoir décrypté le code génétique en l’espace de quelques années. Nous allions éliminer toutes les maladies physiques et tous les désordres génétiques. Et personne ne croyait qu’on puisse résoudre les problèmes psychologiques dans un avenir proche. Et c’est juste le contraire qui s’est produit. Un tas de choses se sont révélées infiniment plus dures à résoudre que prévu tandis que se firent des percées dans des domaines où personne ne s’y attendait. Qui peut savoir ? Enfin, nous parlions de la chance.
— J’ignore à quoi ça tient, laissa tomber Chris. Mais effectivement il semble que j’aie plus de chance à certains moments.
— Je n’aime pas penser à toutes les implications qui en découleraient, s’il apparaissait que la chance t’a bien guidé pour te faire atterrir sur le dos de Cuirassé, reprit Cirocco. Tout dépend jusqu’où tu mènes le raisonnement mais tu pourrais fort bien dire qu’un arbre-Titan s’est détaché et s’est coincé dans la pompe agïaéenne pour que Gaby appelle Cuirassé dans le secteur afin que tu lui atterrisses sur le dos. Et je me refuse à croire que l’univers soit à ce point déterministe ! »
Gaby renifla. « Moi de même, mais je crois pourtant à la chance. Allons, Rocky. Qu’as-tu contre un marionnettiste qui tirerait quelques-unes de tes ficelles ? C’est une sensation que tu dois bien connaître, maintenant ? »
Cirocco la fusilla du regard mais pendant un instant ses yeux avaient paru comme hantés.
« O. K. ! dit Gaby, conciliante, les mains tendues. Je suis désolée, on ne va pas repartir là-dessus, d’accord ? »
Cirocco se détendit immédiatement et opina de manière presque imperceptible. Elle resta quelques instants songeuse puis leva les yeux.
« Mais j’oublie tous les usages. Cornemuse, demande à mes hôtes ce qu’ils veulent boire et apporte-nous donc un ou deux plateaux qu’on puisse se servir. »
Gaby accueillit la pause avec soulagement. La dernière chose qu’elle désirait était de se bagarrer avec Cirocco. Elle se leva pour aider Cornemuse à servir, présenta Psaltérion à Robin, et Chris et Cirocco à Robin. On fit des commentaires polis sur la nourriture et la boisson, on échangea bons mots et plaisanteries. Elle fit rire tout le monde lorsqu’elle raconta son premier contact avec un potage titanide principalement composé de vers vivants marinés dans la saumure. Au bout d’un quart d’heure et de quelques boissons alcoolisées, tout le monde se sentait un peu plus détendu.
« Comme je disais, reprit enfin Cirocco, on a entendu que vous arriviez. J’ignore quels sont vos plans mais je suppose que si vous aviez compté partir, ce serait déjà chose faite. Alors ? Chris ?
— Je ne sais pas. Je n’ai vraiment pas trouvé le temps de faire des plans. J’ai l’impression que ça fait seulement quelques heures que Gaïa m’a donné ses instructions.
— Et t’a plongé en pleine confusion, j’imagine. »
Il sourit. « C’est une description correcte. Je suppose que je vais rester mais j’ignore ce que je vais faire tant que je serai ici.
— C’est la nature même du test, souligna Cirocco. On ne le sait jamais, avant d’y faire face. Tout ce que tu peux faire c’est de chercher. Voilà pourquoi on vous appelle des pèlerins. Et toi, Robin ? »
Robin regarda ses mains, silencieuse. Puis elle regarda fixement Cirocco.
« Je ne sais pas si je dois vous révéler mes plans. J’ignore si je puis vous faire confiance.
— Voilà qui est direct, en tout cas, dit Cirocco avec un demi-sourire.
— Elle en veut toujours à Gaïa, expliqua Gaby. Moi non plus, elle ne m’a pas fait confiance au début. Et maintenant encore, ça n’est pas certain.
— Je la tuerai, énonça Robin avec un calme assassin. Elle a essayé de me tuer et je me suis jurée de l’avoir. Vous ne pourrez pas m’arrêter. »
Cirocco éclata de rire. « T’arrêter ? Je ne pense pas qu’on ait besoin de moi pour ce faire. As-tu pris sur toi quelques têtes nucléaires ? » Elle jeta un regard sur le 11,43 que Robin portait à la hanche. « Ce machin est chargé ?
— À quoi sert un pistolet vide ? demanda Robin, sincèrement étonnée par la question.
— Un point pour toi. En tout cas, tu peux être tranquille sur une chose : je ne suis pas le garde du corps de Gaïa. Elle a suffisamment d’yeux et d’oreilles pour se passer de moi. Je n’irais même pas lui dire que tu la cherches. Ce ne sont pas mes affaires. »
Robin considéra la chose. « D’accord. Je compte rester. D’ici peu, j’entreprendrai l’ascension d’un rayon et une fois là-haut, je la tuerai. »