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Son torse humain était vêtu d’un uniforme d’opérette, garni de galons et de brandebourgs. Quant à sa robe, elle était d’un alezan doré, tout comme les mains et les avant-bras qui dépassaient des manches de la veste.

Elle était apparemment endormie et d’ailleurs ronflait comme une tronçonneuse. Elle étreignait un shako doré qu’ornait une longue plume blanche et sa tête rejetée en arrière révélait une gorge d’un blond d’or passé. Une bouteille de liqueur vide gisait de guingois dans le chapeau, une autre traînait près de sa jambe arrière gauche.

« Il y a quelqu’un ? » La voix provenait de derrière une porte sur laquelle était inscrit Son Excellence, Dulcimer (Trio hypomixolydien) Cantate[4]. « Tirarsi, introduisez-les, voulez-vous ? » Puis il y eut un monstrueux éternuement suivi d’un ébrouement.

Chris’fer se rendit à la porte, l’ouvrit en hésitant et passa la tête à l’intérieur. Il découvrit une autre Titanide assise derrière un bureau.

« Votre… euh… elle m’a l’air d’être dans les pommes. »

La Titanide s’ébroua une nouvelle fois. « Ce n’est pas elle mais il, dit Cantate, l’Ambassadrice. Et cela n’a rien d’étonnant. Il est tombé tellement loin du manège qu’il est incapable de se rappeler dans quel sens il tourne. » Tomber du manège avait rapidement remplacé marcher avec des semelles à bascule et autres euphémismes qualifiant l’ébriété. Les Titanides émigrées sur Terre étaient des ivrognes notoires. Et ce n’était pas uniquement dû à l’alcool – qu’elles connaissaient déjà sur Gaïa – mais à l’agave mexicain. Une fois distillée, sa sève était tellement prisée des Titanides que le Mexique était devenu l’une des rares nations terrestres à exporter vers Gaïa.

« Eh bien, entrez donc, dit l’Ambassadrice. Prenez un siège. Je suis à vous dans une minute mais il faut d’abord que je voie où est passé Tzigane. » Elle fit mine de se lever.

« Si c’est d’une espèce de Titanide écossaise que vous voulez parler, elle vient de sauter dans la Baie. »

L’Ambassadrice se figea, l’arrière-train à demi dressé, les mains à plat sur le bureau. Avec lenteur, elle se rassit.

« Il n’existe qu’une seule “Titanide écossaise” dans tout l’Ouest américain et c’est un mâle qui répond au nom de Tzigane. » Puis elle scruta Chris’fer. « Était-ce un plongeon récréatif ou bien avait-il de plus pressantes raisons… ?

— Je dirais qu’il s’est brusquement découvert l’envie de revoir sa mer. Il avait une cinquantaine de personnes à ses trousses. »

Elle fit une grimace. « Encore à traîner dans les bars. Depuis qu’on lui botte le cul il semble y avoir pris goût. Eh bien, asseyez-vous, il va falloir que j’essaie de régler ça avec la police. » Et se saisissant d’un antique téléphone acoustique elle demanda qu’on lui passe la mairie. Chris’fer rapprocha du bureau l’unique chaise et s’y assit. Tandis qu’elle parlait, il parcourut du regard le bureau.

Il était vaste car il fallait bien qu’il accueille une Titanide. Il contenait bon nombre d’antiquités et d’objets d’art du XIXe et du XXe mais fort peu de mobilier. Une pompe à eau munie d’un long levier était boulonnée dans un coin du plancher et l’ampoule nue qui pendait au centre du plafond était cachée par un abat-jour en vitrail Tiffany. Près de l’unique fenêtre trônait une salamandre. Les murs étaient recouverts de tableaux et d’affiches : un Picasso, un Warhol, un J & G Minton et une affichette noire où l’on pouvait lire, en lettres orange : « Un de ces jours, il va bien falloir que je M’ORGANISE ! » Derrière le bureau, il y avait deux clichés et un portrait. Ils dépeignaient Jean-Sébastien Bach, John Philip Sousa[5] et une vue de Gaïa prise depuis l’espace. Sur le bureau, trônait un seau d’argent empli de citrons verts.

Le plancher était à moitié recouvert par une fine couche de foin. Il y en avait plusieurs bottes empilées dans un coin.

L’Ambassadrice Cantate raccrocha le combiné, saisit une bouteille de tequila ouverte, tendit la main vers le seau, engloutit un citron d’une bouchée et descendit la moitié de la bouteille. Elle grimaça.

« Vous n’auriez pas un peu de sel ? »

Il fit non de la tête.

« Tant pis. Vous avez soif ? Que diriez-vous d’un citron ? Je crois que j’ai un couteau…» Elle se mit à fourrager dans ses tiroirs avant de s’arrêter devant son refus poli.

« Il m’a tout l’air d’une femelle, remarqua Chris’fer.

— Hein ? Oh, vous parlez de Tzigane. Non, l’erreur est fréquente – ce sont les seins qui vous ont trompé : nous en avons tous – mais c’est bien un mâle. Le sexe est déterminé par les organes frontaux ; entre les antérieurs. Ceux de Tzigane sont certes difficiles à distinguer de loin avec ses motifs à carreaux. Quant à moi, pour votre gouverne, je vous dirai que je suis femelle, que vous pouvez m’appeler Dulcimer et que j’aimerais connaître votre nom et savoir ce que je puis faire pour vous. »

Il se raidit sur sa chaise. « Mon nom est Chris’fer Mineur et je voudrais un visa. J’aimerais voir Gaïa. »

Elle avait inscrit son nom sur un formulaire. Mais elle écarta le papier en levant les yeux sur lui.

« Nous vendons des visas dans tous les aéroports importants. Inutile de venir me voir. Il suffit de se pointer avec la monnaie et de l’insérer dans le distributeur.

— Non, répondit-il d’une voix légèrement hésitante. Je désire voir Gaïa elle-même. Il faut que je la voie. Elle est mon dernier recours. »

2. Le Mode majeur

« C’est donc des miracles que vous cherchez, reprit la Titanide avec un accent irlandais impavide. Vous voulez vous dresser sur les hauteurs et demander à Gaïa d’exaucer vos grands desseins. Vous voulez qu’elle gâche son temps précieux à résoudre un problème qui vous semble important.

— Quelque chose comme ça. » Il fit une pause, avança la lèvre inférieure. « Exactement ça, je suppose.

— C’est moi qui suppose, ici. Un problème médical ? Qui plus est un problème médical fatal.

— Médical. Absolument pas fatal. Voyez-vous, il s…

— Un instant. Attendez une minute. » Elle leva vers lui ses mains ouvertes. Chris réalisa qu’il allait essuyer un refus.

« Laissez-moi compléter d’abord ce formulaire avant que nous poursuivions. Y a-t-il une apostrophe à Chris’fer ? » Après avoir mouillé la pointe de son crayon, elle inscrivit la date au sommet de la page.

Les dix minutes suivantes furent entièrement consacrées aux renseignements qu’exigent toutes les institutions officielles dans le monde : Numéro d’unidentité, nom de jeune fille, âge, sexe… (« WA 3874-456-11093, néant, vingt-neuf, masculin hétéro…») Dès l’âge de six ans, n’importe quel être humain pouvait réciter cette litanie en dormant.

« Raison invoquée pour voir Gaïa », lut la Titanide.

Chris’fer joignit le bout des doigts, cachant en partie son visage derrière ses mains.

« C’est à cause de mon état. C’est… plutôt délicat à décrire. C’est une histoire neurologique ou glandulaire ; ils ne sont pas tout à fait sûrs. Jusqu’à présent, cent cas seulement ont été recensés et la chose n’est connue que sous le nom de Syndrome 2096, tiret 15. Ce qui se passe est que je perds contact avec la réalité. Parfois, cela se traduit par une peur panique. À d’autres moments, je pars dans des univers illusoires et suis capable de faire à peu près n’importe quoi. Il arrive que je ne me rappelle plus rien. J’ai des hallucinations, je parle d’autres langues et mon potentiel de Rhine varie fortement. Croyez-le ou non, j’ai beaucoup de veine. Un médecin a suggéré que c’est ce pouvoir psi qui m’a jusqu’à maintenant évité des ennuis. Je n’ai encore tué personne et n’ai pas essayé de voler en sautant par la fenêtre. »

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4

Pour le nom des Titanides: voir note en début de texte. (N.d.T.)

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5

John Philip Sousa est ce compositeur de marches américain dont les titres ouvrent tous les chapitres de ce roman. Les Français connaissent au moins de lui son «Entrée des Gladiateurs» qui traditionnellement accompagne toutes les parades de cirque. (N.d.T.)