Robin voyait le centre de la ville comme le quartier des distractions. Une description utilisable, même si, comme partout ailleurs à Titanville, on trouvait des boutiques et même des habitations disséminées entre les dancings, les cinémas et les bars. Entre la couronne extérieure et le tronc se trouvait une zone peu construite : c’était la partie la plus lugubre de la ville, entièrement dévolue à des parcelles de jardin qui s’étendaient dans l’obscurité moite. La plus grande partie de la cité était éclairée par de grosses lanternes en papier ; ici, elles étaient rares.
De tout ce qu’elle avait vu, c’était ce qui pouvait le plus ressembler à un parc. Sa mère lui avait dit de se méfier des parcs : Des hommes s’y cachaient en général pour sauter sur les femmes et les violer. Certes, rares étaient les humains à s’aventurer si loin dans Titanville, mais rien ne les empêchait non plus de le faire. Elle croyait avoir dominé ses craintes vis-à-vis du viol, mais elle ne pouvait s’en empêcher. À certains endroits, la seule lumière utilisable était celle jetée par sa propre lanterne.
Il y eut un sifflement qui la fit sursauter. Elle s’immobilisa pour découvrir l’origine du bruit : des rangées de plantes basses et charnues qui émettaient un fin brouillard. Quand on avait été élevé dans l’Arche où les niveaux agricoles étaient sillonnés d’un réseau de pulvérisateurs crachotants, on ne pouvait se méprendre sur le rôle de cette bruine. Elle sourit et inspira profondément. L’odeur de la terre humide la ramena au temps de son enfance, où les jours s’écoulaient tranquillement à jouer dans les champs de fraises mûres.
Le bistrot était une baraque en bois, basse, avec le large porche habituel. Une enseigne pendait à l’extérieur : deux cercles, celui du dessus plus petit, avec deux pointes en haut, des yeux en amande et un sourire tout en dents.
Pourquoi une chatte ? Et pourquoi l’espagnol ? Si les Titanides apprenaient un langage humain, c’était invariablement l’anglais et pourtant les mots étaient bien là, peints au-dessus de la porte : La Gata Encantada, et même pas orthographiés avec leurs runes habituelles. Robin trouvait qu’elles formaient décidément une race bizarre : Elles étaient tellement humaines, par bien des côtés. La plupart de leurs talents étaient les mêmes que ceux des hommes. Les objets qu’elles fabriquaient étaient, pour leur plus grande part, analogues à ceux que fabriquaient les hommes. Leurs arts ressemblaient aux arts humains, si l’on exceptait leur musique transcendante. Leur bizarre système de reproduction était vraiment leur seul trait franchement original.
Pas tout à fait le seul, remarqua-t-elle en pénétrant dans La Gata, par le pédiluve qui était une constante dans tous les édifices publics titanides. Le sol était de sable recouvert d’une couche de paille. L’un dans l’autre, les Titanides avaient résolu le problème posé par l’urbanisation et l’incontinence de manière plus élégante que, disons, la ville de New York au temps des calèches : la ville grouillait de créatures semblables à de petits tatous qui se nourrissaient uniquement des abondants chapelets de crottin orange. Dans les domiciles privés, le problème était traité au coup par coup, à la pelle et au bac à sciure. Mais dans les endroits où les Titanides se retrouvaient en nombre, la chose était impossible. Elles oubliaient donc toute délicatesse et résolvaient le problème par le mépris. D’où les pédiluves, pour se laver les pieds avant de rentrer chez soi.
Ce détail mis à part, La Gata Encantada était fort similaire à une taverne humaine mais avec plus d’espace entre les tables. Il y avait même un long comptoir en bois muni d’un repose-pied de laiton. L’endroit était bondé de Titanides qui l’écrasaient de leur taille mais elle avait cessé de craindre pour ses orteils ; elle se serait sentie nettement plus mal à l’aise au milieu d’une foule humaine.
« Eh, la terrienne ! » Elle leva les yeux pour découvrir le barman qui lui faisait signe. Il lui lança un coussin. « Vos copains sont au fond. Vous voulez une root-beer[10] ?
— Oui, s’il vous plaît. Merci. » Elle savait, depuis sa première visite, qu’il s’agissait en fait d’un breuvage alcoolisé, mousseux et de couleur sombre préparé avec des racines. Son goût lui rappelait la bière qu’elle connaissait mais en plus amer. Elle aimait bien.
Le groupe était réuni autour d’une grande table ronde dans un coin isolé : Cirocco, Gaby, Chris, Psaltérion, Valiha, Cornemuse et une quatrième Titanide qu’elle ne connaissait pas. Sa consommation l’attendait déjà : une monstrueuse chope de cinq litres. Elle s’assit sur le coussin, ce qui mettait la table à hauteur de ses seins.
« Y a-t-il des chats en Gaïa ? » demanda-t-elle.
Gaby consulta Cirocco et toutes deux haussèrent les épaules.
« Je n’en ai jamais vu un seul, répondit Gaby. L’endroit est ainsi baptisé d’après le titre d’une marche. Les Titanides sont folles de marches. Elles considèrent John Philip Sousa comme le plus grand compositeur qui ait jamais vécu.
— Pas tout à fait exact, objecta Psaltérion. Il est dans la même foulée que Johann-Sebastian Bach. » Il but une gorgée puis vit que Robin et Chris le regardaient. Il poursuivit pour éclaircir le débat :
« Sans vouloir être condescendant, tous deux sont très primitifs : Bach avec sa géométrie de formes sonores répétitives, ses calculs d’une monotonie inspirée ; Sousa avec son enthousiasme innocent et flamboyant. Leur approche de la musique est celle d’un maçon construisant une ziggourat ; Sousa avec des briques de cuivre et Bach des briques de bois. Tous les humains font de même, à des degrés divers. Jusqu’à votre écriture musicale qui évoque des murs de brique.
— Nous n’avions jamais eu cette idée, renchérit Valiha : célébrer un chant puis le préserver afin de pouvoir le rejouer exactement pareil la fois suivante était pour nous une idée nouvelle. La musique de Bach ou de Sousa est très jolie, sans complications inutiles une fois transcrite sur le papier. Leur musique est hyper-humaine. »
Cirocco fixait d’un air ahuri l’espace entre les deux Titanides puis elle détourna son regard vers Robin et Chris. Elle eut du mal à les trouver.
« Et maintenant, vous en savez autant qu’avant, dit-elle. Moi, j’ai jamais trop aimé Sousa. Bach, j’en prends et j’en laisse. » Elle cligna ses paupières, regardant de l’une à l’autre comme si elle attendait qu’on la contredise. Personne ne disant rien, elle but une longue gorgée de bière. Une grande partie se répandit sur son menton.
Gaby lui posa une main sur l’épaule. « Ils ne vont pas tarder à t’interdire le bar, capitaine, dit-elle légèrement.
— Qui a dit que j’étais saoule ? » rugit Cirocco. Une vague brune et savonneuse balaya la table lorsque sa chope se renversa. La salle devint silencieuse puis le bruit reprit rapidement, toutes les Titanides prenant bien soin de ne pas avoir remarqué l’incident. Quelqu’un apparut avec un torchon pour éponger la bière ; une autre chope fut posée devant elle.
« Personne n’a dit ça, Rocky », dit Gaby, avec calme.
Cirocco semblait avoir déjà oublié.
« Robin, tu ne connais pas encore Hautbois, je crois. Hautbois (Trio mixolydien en dièse) Boléro, je te présente Robin-des-neuf-doigts, de l’Arche. Robin, voici Hautbois. Elle est issue d’un bon accord et saura te tenir chaud quand soufflera la bise. »
La Titanide se leva pour exécuter une profonde révérence en pliant les antérieurs.
« Que le Saint Écoulement nous unisse », marmonna Robin en inclinant la taille tout en étudiant ce qu’elle supposait devoir être sa compagne de route. Hautbois était couverte d’une robe fournie, épaisse de sept ou huit centimètres. Seules les paumes de ses mains, une zone étroite autour des mamelons et une partie du visage restaient nues et révélaient une peau d’un vert olive profond. Sa robe aussi était olive mais marbrée de taches brunes semblables à des empreintes de doigt. La chevelure et la queue étaient aussi blanches que neige. Elle ressemblait à un gros animal en peluche avec de grands yeux bruns en bouton de bottine.
10
Littéralement: «Bière de racines.» Dans le sud des Etats-Unis, il s’agit d’un soda non alcoolisé qui n’a pas plus de rapport avec la bière que son équivalent nordiste, le gingerale.