— Tes copains sont pas ici. Tu dois bien avoir une raison de venir à Titanville. Et d’abord, tu n’aurais pas pris le risque de me rencontrer, moi, sans une bonne raison.
— C’est vrai, c’est vrai, Gaby, tu me fous les jetons, d’accord. Ouais m’sieur : le vieux Gene risque pas de venir dans vos jambes. » Il sembla peser la chose quelque temps, puis, sans doute peu satisfait de ses implications, s’empressa de changer de tactique. « J’avais oublié, voilà. Bon sang, Gaby, j’savais pas qu’tu s’rais ici, voilà tout. »
Robin pouvait voir qu’il était si habitué au mensonge qu’il devait lui-même ignorer où était la vérité. Il était également patent que Gaby le terrifiait vraiment. Il avait bien deux fois sa taille et pourtant il ne songea pas un instant à se battre.
Gaby se redressa et fit un geste avec son couteau.
« Debout. Gene ? Ne m’oblige pas à le répéter.
— Tu vas pas me faire mal ?
— Si jamais je te revois, je te ferai très très mal. Est-ce qu’on se comprend ? Ça veut dire que je ne te tuerai pas. Mais si jamais je te retrouve, n’importe où, n’importe quand, je te ferai très mal. Alors, à partir de maintenant, arrange-toi pour que nos chemins ne se recroisent jamais.
— D’accord, d’accord, je te promets.
— Quand on se retrouve, Gene – et elle mima le geste avec son couteau – je t’arrache l’autre. »
Et la lame ne pointait pas vers son seul œil valide, mais plus bas, beaucoup plus bas.
16. Le Club des Circumnavigateurs
Malgré le soutien des bras robustes de Cornemuse, Cirocco tomba deux fois pendant qu’on chargeait les Titanides. Elle continuait de déclarer qu’elle était capable de tenir debout toute seule.
Le matériel acheté par Chris attendait, comme promis, dans un appentis derrière La Gata, de même que les possessions des autres. Les Titanides avaient des sacoches qui se bridaient autour de leur dos en s’arrimant par en dessous. Valiha se tourna pour attacher les siennes en terminant par un vaste sac de cuir et de toile de chaque côté de son arrière-train chevalin.
Cette disposition laissait à Chris de la place pour monter. Ce qu’il fit, avant d’ouvrir les sacoches qui contenaient déjà les choses qu’emportait Valiha. Elle lui passa ses affaires, article par article, en lui demandant d’équilibrer le chargement. Lorsqu’il eut terminé, chaque sac était encore plus qu’à moitié vide. Elle lui dit que c’était prévu ainsi car une fois qu’ils auraient quitté le fleuve pour prendre la route, l’espace disponible serait entièrement occupé par les provisions déjà embarquées à bord des bateaux.
Tout en faisant ses bagages, Chris observa les tentatives faites par Gaby et Cornemuse pour calmer Cirocco et lui faire monter sa Titanide. C’était plutôt pathétique et surtout légèrement inquiétant. Il remarqua que Robin, agenouillée sur Hautbois à quelques mètres de là, observait également le spectacle. Il faisait presque entièrement nuit, car la seule lumière provenait des lampes à huile tenues par les Titanides, pourtant il pouvait la voir froncer les sourcils.
« On commence à regretter le voyage ? » lança-t-il.
Elle le regarda avec surprise. Ils ne s’étaient pas parlé jusque-là – ou du moins pas à son souvenir – et il se demandait ce qu’elle pouvait bien penser de lui. Il la trouvait décidément bizarre. Il avait appris que ce qu’il prenait pour des peintures était en fin de compte des tatouages. Des serpents aux écailles multicolores dont la queue s’enroulait autour de son gros orteil droit et de son pouce gauche et dont le corps grimpait autour de la jambe et du bras pour se faufiler sous ses vêtements. Il se demandait à quoi pouvait ressembler leur tête et si elle arborait d’autres motifs.
Elle retourna à ses préparatifs. « Quand je signe, je reste. » Ses cheveux lui retombaient sur le visage ; un mouvement de la tête révéla son autre bizarrerie : la plus grande partie du côté gauche de son crâne était rasée et découvrait un motif pentagonal complexe centré sur son oreille gauche. Elle donnait l’impression que sa perruque avait glissé.
Elle jeta de nouveau un œil sur Cirocco puis regarda Chris avec ce qui pouvait passer pour un sourire amical. Avec les tatouages, c’était difficile à dire.
« Je vois ce que tu veux dire, malgré tout, lui concéda-t-elle. Ils peuvent bien l’appeler une Sorcière si ça leur fait plaisir mais je sais reconnaître une saoularde quand j’en vois une. »
Chris et Valiha furent les derniers des huit à émerger de l’obscurité sous l’arbre de Titanville. Il fit la grimace quelques instants puis sourit. Ça faisait du bien de bouger. Peu importait dans quelle direction.
Les trois autres équipages faisaient un joli tableau, tandis qu’ils franchissaient la crête de la première colline pour redescendre la route empoussiérée écrasée de soleil entre les hautes tiges des blés mûrs. Gaby était en tête, avec ses habits verts et gris de Robin des bois, montée sur un Psaltérion brun chocolat à la flamboyante chevelure orange. Derrière elle, Cornemuse, avec Cirocco affalée sur son dos. Seules ses jambes étaient visibles, qui dépassaient du poncho rouge sombre. Les cheveux de Cornemuse semblaient noirs dans la pénombre ; mais là, ils étincelaient comme un nid de prismes minuscules voletant derrière lui. Et même les boucles olive et brunes de Hautbois semblaient grandioses en plein soleil, sans parler de sa touffe de cheveux blancs. Robin chevauchait le dos raide et les pieds sur les sacoches ; elle était vêtue de pantalons lâches et d’un tricot léger.
Chris se mit à l’aise sur le dos large et confortable de Valiha. Il prit une profonde inspiration et il lui sembla qu’il pouvait goûter dans l’air ce parfum indéfinissable qui souvent en été annonce un orage. Vers l’ouest, il pouvait distinguer les formations nuageuses en provenance d’Océan : des nuages gonflés, humides, comme des balles de coton. Ils s’étiraient vers le nord et le sud. Certains ressemblaient à des filaments, d’autres à des saucisses et les plus élevés, les plus fins, donnaient souvent l’impression de se dérouler en laissant dans leur sillage un mince ruban blanc. Cela avait un rapport avec l’effet Coriolis mais il n’aurait su l’expliquer.
C’était une magnifique journée pour aller quelque part.
Chris n’avait pas cru pouvoir dormir sur le dos d’une Titanide ; ce fut pourtant le cas : Il fut réveillé par Valiha.
Psaltérion marchait sur une longue jetée qui s’avançait dans l’Ophion. Valiha suivit et bientôt ses sabots martelaient les planches de bois. Quatre vastes canoës étaient amarrés au quai. Ils avaient une charpente en bois sur laquelle était tendu un matériau argenté, ce qui les faisait beaucoup ressembler à ces vaisseaux d’aluminium qui depuis près de deux siècles étaient une image courante sur les lacs et les rivières terrestres. Des planches renforçaient le fond des embarcations. Au centre de chacune, arrimée par des cordages, une pile de fournitures était recouverte d’une bâche rouge.
Ils étaient assez haut sur l’eau mais lorsque Psaltérion mit pied sur la poupe de l’un d’eux, il s’enfonça notablement. Chris regarda, fasciné, la Titanide parcourir avec agilité le pont étroit, se défaire de ses sacoches et les ranger à la proue. Il n’avait jamais imaginé les Titanides comme une race de marins, pourtant Psaltérion avait bien l’air de savoir mener sa barque.
« Il va falloir que tu descendes, maintenant », lui dit Valiha. Elle avait complètement retourné la tête, ce qui déclenchait toujours chez Chris un torticolis psychosomatique. Il essaya de lui donner un coup de main pour défaire les sangles mais ne tarda pas à s’apercevoir qu’il l’encombrait. À la voir faire, on aurait pu croire que les lourdes fontes n’étaient que des taies d’oreiller emplies de plumes.