Valiha lui fit un clin d’œil, puis se mit à pagayer pour de bon : le canoë décolla presque, en ricochant comme une pierre. Elle soutint cette allure durant une douzaine de coups de rame avant de reprendre son rythme tranquille.
« Je pourrais continuer pendant toute une rev. Autant te faire à l’idée que je suis nettement plus forte que toi, même au mieux de ta forme. Et pour l’heure, tu n’es pas au mieux de ta forme. Il faut y aller progressivement, d’accord ?
— Je suppose. Je sens quand même le besoin de faire quelque chose.
— Je suis bien d’accord. Allonge-toi et laisse-moi faire l’âne. »
Il obtempéra mais il aurait mieux aimé qu’elle emploie une autre expression. Cela touchait en lui un point sensible.
« Je me sens mal à l’aise, expliqua-t-il. Cela tient à ce que nous – c’est-à-dire, nous les humains –, nous vous employons comme… eh bien, comme des bêtes de somme.
— Nous pouvons porter beaucoup plus de choses que vous.
— D’accord, je le sais. Mais je n’ai même pas un sac. Et… ben, j’ai parfois l’impression de te maltraiter lorsque…
— Ça t’embête de me chevaucher, c’est ça ? » Elle eut un sourire narquois et roula des yeux. « Tout à l’heure tu vas me proposer de mettre de temps en temps pied à terre pour que je me repose, pas vrai ?
— Quelque chose comme ça.
— Chris, il n’y a rien de plus ennuyeux que de se promener avec un humain.
— Pas même de le regarder dormir ?
— Touché. C’est encore plus ennuyeux.
— T’as l’air de nous trouver lassants.
— Pas du tout, vous êtes une inépuisable source de fascination : on ne sait jamais ce que va faire un humain ni pour quelles raisons il va le faire. Si nous avions des universités, les cours les plus suivis seraient ceux de sciences humaines. Mais je suis jeune et impatiente, comme l’a remarqué la Sorcière. Si tu le désires, tu peux marcher et je tâcherai de ralentir. Mais je ne sais pas ce qu’en diront les autres.
— Laisse tomber. Je n’ai pas envie d’être un fardeau. Au sens propre.
— Pas du tout, le rassura-t-elle. Lorsque tu me chevauches, j’ai le cœur qui palpite et les pieds qui volent comme le vent. » Elle le regardait dans les yeux avec sur le visage une expression indéfinissable, qui lui donna envie de changer de sujet.
« Que fais-tu ici, Valiha ? Pourquoi es-tu dans ce bateau, à faire ce voyage ?
— Tu parles de moi simplement, ou bien des autres Titanides ? » Elle poursuivit sans attendre sa réponse. « Psaltérion, c’est parce qu’il suit Gaby partout. Idem pour Cornemuse. Quant à Hautbois, je présume que c’est parce que bien souvent la Sorcière gratifie d’un enfant ceux qui font le tour du grand fleuve.
— Vraiment ? » Il rit. « Je me demande si elle m’offrira aussi un enfant à mon retour. » Il s’attendait à la voir rire elle aussi mais elle lui lança le même regard qu’avant. « Mais tu ne m’as toujours pas répondu. Tu es… enfin, tu es enceinte, n’est-ce pas ?
— Oui. Chris. Je suis vraiment désolée de t’avoir laissé tomber. J’aurais pu…
— Ne t’inquiète pas pour ça. Tu t’es déjà excusée et de toute façon c’est un spectacle qui me rend nerveux. Mais ne devrais-tu pas prendre des précautions ?
— C’est encore loin. Et puis, cela ne nous gêne pas beaucoup. Enfin, je suis ici parce que c’est un grand honneur d’accompagner la Sorcière. Et parce que tu es mon ami. »
Et encore une fois, il y avait ce regard.
« Puis-je monter ? »
Étonné, Chris leva les yeux. Il ne dormait pas, mais il n’était pas non plus franchement réveillé. L’immobilité lui avait engourdi les genoux.
« Bien sûr. » Le canoë de Gaby était venu à la hauteur de Chris et de Valiha. Gaby passa d’une embarcation à l’autre et s’assit devant Chris. Elle pencha la tête de côté, l’air dubitatif.
« Tu te sens bien ?
— Si c’est pour me demander si je suis fou, c’est toi le meilleur juge.
— Je suis désolée, je ne voulais pas…
— Non, je suis sérieux. » Et un peu blessé, dut-il admettre pour lui-même. Il fallait bien un jour cesser de se sentir culpabilisé si l’on ne voulait pas perdre toute dignité. « Je ne me rends jamais compte lorsque j’ai ce que les docteurs appellent une crise. Pour moi, mon comportement me semble toujours parfaitement raisonnable. »
Elle semblait compatir. « Ce doit être terrible. Je veux dire, de…» Elle leva les yeux au ciel en sifflotant. « Gaby, ferme ta grande gueule, dit-elle avant de le regarder à nouveau. Je ne suis pas venue pour t’embarrasser, contrairement aux apparences. Bon, si on reprenait à zéro ?
— Salut ! Content de te voir !
— Faudrait qu’on se voie plus souvent ! répondit Gaby, radieuse. J’avais deux trois choses à te dire et après il faut que je me sauve. » Elle n’en gardait pas moins l’air emprunté et, malgré ces paroles, demeura silencieuse quelques minutes encore. Elle étudiait ses pieds, ses mains, l’intérieur du bateau. Elle regardait partout, sauf vers Chris.
« Je voulais te présenter mes excuses pour ce qui s’est passé sur le ponton, finit-elle par dire.
— Des excuses ? À moi ? Je ne pensais pas en avoir besoin.
— Ce n’est pas toi qui en as le plus besoin, évidemment, mais je ne peux pas lui parler tant qu’elle ne s’est pas calmée. Le moment venu, je suis prête à ramper sur le ventre ou à faire tout ce qu’elle voudra pour effacer ça.
« Parce qu’elle a raison, tu sais : elle n’avait rien fait pour le mériter.
— C’était également mon point de vue. »
Gaby grimaça mais elle le regarda quand même dans les yeux.
« Oui. Et je dirai même qu’aucun de vous deux ne méritait ça. Nous sommes tous embarqués dans la même aventure, et vous êtes en droit d’attendre de moi une conduite plus correcte. Je veux que tu saches qu’à l’avenir il en sera ainsi.
— Je l’accepte. Considérons l’incident comme clos. » Et il se pencha pour lui serrer la main. Comme elle ne faisait pas signe de partir, il estima le moment propice pour approfondir un peu la question. Mais aborder un tel sujet n’était guère facile.
« Je me demandais…» Elle avait haussé un sourcil, l’air apparemment soulagé. « Eh bien, pour parler crûment, que peut bien nous apporter Cirocco ? Robin n’est pas la seule qu’elle n’ait guère impressionnée. »
Gaby opina et se passa les deux mains dans les cheveux.
« C’est justement le sujet que je voulais aborder. Je voudrais vous faire comprendre que vous n’avez vu d’elle qu’une seule facette. Mais il y a autre chose. Bien autre chose en fait. »
Il ne dit rien.
« Bon. Que peut-elle nous apporter ? Franchement, pas grand-chose dans les prochains jours. Robin avait dit vrai : le bagage de Rocky est essentiellement composé d’alcool. J’en ai balancé la plus grande part à la flotte il y a quelques minutes seulement. Il m’a fallu trois jours pour la rendre à peu près présentable en vue du Carnaval et à peine était-il terminé qu’elle retombait du manège. Elle aura encore plus soif en se réveillant et je lui céderai – un peu – parce que c’est moins difficile que de la sevrer brusquement. Ensuite, je garderai juste une petite réserve, pour les cas d’urgence, dans les fontes de Psaltérion. »
Elle se pencha et le dévisagea avec le plus grand sérieux.
« Je sais que ça va te paraître dur à croire mais d’ici quelques jours, une fois passé le sevrage et oubliés les souvenirs du Carnaval, elle sera parfaitement bien. Tu la vois dans ses plus mauvais jours : au mieux de sa forme, elle a plus de tripes que nous tous réunis. Et plus de réserve, de compassion, de… inutile de te dire tout ça : autant que tu en juges par toi-même sinon tu continueras de la prendre pour une ivrogne.