— Je suis prêt à en juger sans parti pris », concéda-t-il.
Elle scruta ses traits avec son insistance habituelle. Il sentait la moindre parcelle de son énergie considérable presser sur lui comme si de tout son être elle désirait l’explorer de l’intérieur : c’était une impression qu’il n’aimait pas ; elle lui semblait capable de voir des choses dont il n’avait même pas conscience.
« Je veux bien te croire », finit-elle par dire.
Nouveau silence. Chris était presque certain qu’elle avait autre chose à lui dire, aussi la relança-t-il :
« Je ne comprends pas : tu as parlé tout à l’heure d’oublier les souvenirs du Carnaval. Pour quelle raison ? »
Elle posa les coudes sur les genoux et croisa les doigts.
« Qu’as-tu vu au Carnaval ? » Elle n’attendit pas sa réponse. « Plein de chants, de danses et de réjouissances. Abondance de couleurs, de fleurs et de bonne chère. Les touristes adoreraient le Carnaval mais les Titanides ne les y admettent pas. Pour la bonne raison qu’il s’agit d’une affaire très sérieuse.
— Je le sais. J’ai saisi son utilité.
— Que tu crois. Tu as saisi son propos initial, je te l’accorde. C’est une méthode de contrôle des naissances, chose rarement appréciée, que l’on soit humain ou titanide, lorsqu’elle s’adresse à vous : c’est toujours parfait, mais pour les pouilleux d’en face. »
Elle haussa les sourcils et il dut opiner.
« Quelle impression t’a fait la Sorcière lors du Carnaval ? »
Il considéra la question. « Elle m’a semblé prendre son rôle au sérieux. J’ignore quels sont ses critères mais elle m’a l’air d’étudier à fond chaque proposition. »
Gaby opina. « C’est le cas. Elle en sait plus sur leur reproduction que les Titanides elles-mêmes. Elle est bien plus âgée qu’aucune d’entre elles. Cela fait soixante-quinze ans maintenant qu’elle assiste à des Carnavals.
« Au début, elle aimait ça. » Gaby haussa les épaules. « Qui ne l’aurait aimé à sa place ? Ici, à Gaïa, on la considère comme une grosse légume – une chose que Robin et toi n’avez pas l’air de bien saisir. Le Carnaval renforce son amour-propre, ce dont tout le monde a besoin. Peut-être que dans son cas, elle insiste un peu trop, mais ce n’est pas à moi d’en juger. » Elle détourna une nouvelle fois les yeux et Chris estima (avec raison, devait-il apparaître) qu’elle avait effectivement son opinion sur le sujet. Ce fut alors qu’il comprit que Gaby faisait partie de ces gens incapables de mentir en vous regardant en face. Il l’aimait bien pour cela : il était pareil.
« Au bout d’un moment, toutefois, le rôle commença à lui peser. Le Carnaval est source de bien des désespoirs. Tu ne t’en rends pas compte parce que les Titanides souffrent en privé. Je ne dis pas qu’elles vont se tuer lorsqu’elles ne sont pas élues : je n’ai jamais entendu parler de suicide chez les Titanides. En tout cas, elle était la cause de bien des peines. Elle continua pourtant, même si tout plaisir avait disparu : par sens du devoir, tu comprends. Mais il y a une vingtaine d’années, elle décida qu’elle avait fait tout ce qui était humainement possible. Il était temps qu’un autre prenne le relais. Elle est donc allée voir Gaïa pour lui demander d’être relevée de sa tâche. Et Gaïa a refusé. »
Elle le regarda fixement, attendant qu’il comprenne le sens de ses paroles. Mais il n’avait pas encore compris, pas entièrement. Gaby s’adossa contre la proue et, les mains croisées derrière la tête, contempla les nuages.
« Rocky avait pris ce boulot avec quelques réserves, expliqua-t-elle. J’étais avec elle à l’époque : je le sais. Elle s’y était mise, croyait-elle, en connaissance de cause : elle ne croyait pas entièrement en la parole de Gaïa et la soupçonnait de se garder un atout dans la manche. Le plus drôle pourtant, ce fut que Gaïa tint à la lettre ses promesses : il y eut de bonnes années, quelques chaudes alertes et parfois même de sales moments mais l’un dans l’autre, ce furent bien les plus belles années de sa vie. Pour moi aussi. On ne nous aurait pas entendues nous plaindre, même en cas de danger parce que le jour où nous avions décidé de ne plus retourner sur Terre, nous savions à quoi nous nous engagions. Gaïa ne nous avait jamais promis un voyage d’agrément. Elle avait dit que nous pourrions vivre jusqu’à un âge très avancé, tant que nous serions capables de tenir debout. Et tout s’est passé précisément comme convenu.
« On ne pensait guère à la vieillesse pour la bonne raison qu’on ne vieillissait pas. »
Elle eut un rire vaguement narquois. « Nous étions des espèces d’héroïnes de feuilleton, ou de bande dessinée : “Rendez-vous la semaine prochaine !”… fidèles au poste, inchangées, en route pour de nouvelles aventures. J’ai construit une route autour de Gaïa. Cirocco s’est fait enlever par King Kong puis est parvenue à lui échapper. On a… et merde, arrête-moi : dès que tu mets le pied chez des vieux, ils commencent à te raconter leurs histoires…
— Ça va bien », dit Chris, amusé. Il avait déjà songé à cette analogie avec la bande dessinée. Ces deux femmes avaient eu une existence tellement éloignée de sa réalité qu’elles lui semblaient moins que réelles. Et pourtant elle était devant lui, vieille d’un siècle et aussi réelle qu’un coup de pied au cul.
« Et finalement, Rocky le découvrit, cet atout qu’elle gardait dans la manche. Et c’était une sacrée carte ; pourtant, elle aurait dû s’y attendre : Gaïa n’a jamais caché qu’elle ne donnait rien pour rien. Nous nous étions crues quittes de notre part du marché mais elle voulait plus. Voici son entourloupe :
« Tu as vu Rocky gober l’œuf de Titanide pendant le Carnaval. » Chris opina et elle poursuivit. « Il a changé de couleur puis est devenu aussi transparent que du verre. Eh bien, aucun œuf de Titanide ne peut être complètement fertilisé tant que ce changement n’a pas eu lieu.
— Tu veux dire, tant que quelqu’un ne se l’est pas mis dans la bouche ?
— Tu as presque pigé. Seulement, une bouche de Titanide ne fait pas l’affaire. Ce doit être la bouche d’un humain. Et un humain bien précis. »
Chris faillit dire quelque chose puis se tut, se rassit.
« Rien qu’elle ?
— La seule et unique sublime Sorcière de Gaïa. »
Il en avait assez entendu : maintenant il avait compris mais elle voulait être bien sûre qu’il en saisissait toutes les implications, aussi poursuivit-elle, impitoyablement :
« Jusqu’à ce que Gaïa change d’avis, si tant est qu’elle en change, Rocky garde Tunique et entière responsabilité du maintien de la race des Titanides. Quand elle s’en est rendu compte, elle a sauté un Carnaval. Elle se disait incapable d’en affronter un autre : c’en était trop pour une seule personne. Qu’adviendrait-il si jamais elle mourait ? Gaïa ne voulut pas répondre : elle est parfaitement capable de laisser s’éteindre la race si Rocky la quitte, cesse de participer au Carnaval ou même disparaît.
« Alors, elle a bien dû y retourner. Que pouvait-elle faire d’autre ? »
Chris repensait à l’ambassadrice titanide, là-bas, à San Francisco. Dulcimer, elle s’appelait. Il s’était senti mal à l’aise lorsqu’elle lui avait expliqué sa situation. Maintenant, c’était pire.
« Je ne comprends pas comment…
— Ça s’est fait très adroitement : Lorsque Rocky accepta le poste, elle venait juste de convaincre Gaïa de faire cesser une guerre entre les Titanides et les Anges. L’animosité entre les deux races était, je suppose, inscrite dans leurs gènes. Gaïa avait dû faire revenir tous les individus pour opérer sur eux la modification. Simultanément, Rocky et moi nous nous soumettions à un transfert télépathique de quantités d’informations détenues par Gaïa. À notre réveil, nous étions l’une et l’autre capables de chanter le titanide et de parler un tas d’autres langues et nous en savions un paquet sur l’intérieur de Gaïa. Mais surtout, les glandes salivaires de Rocky avaient été modifiées pour sécréter une hormone désormais nécessaire au cycle de reproduction des Titanides.