« Elle ne s’est pas mise à boire tout de suite. Quand elle était jeune, elle avait l’habitude de priser de la cocaïne mais depuis des années elle n’en avait plus repris. Elle s’y est remise durant quelque temps. Puis elle a fini par passer à la gnôle parce que ça lui faisait plus d’effet. Quand approche l’époque du Carnaval, elle fait tout son possible pour décrocher. En vain. »
Gaby se releva et fit un signe à Psaltérion dont le bateau progressait parallèlement au leur à dix mètres de distance. Il vira vers eux.
« Mais tout cela n’est que secondaire, bien sûr, reprit-elle, avec entrain. L’important lorsqu’on embarque une poivrote dans un voyage pareil, ce n’est pas de se demander pourquoi elle boit mais de savoir si elle sera d’une quelconque utilité à quiconque – elle la première –, si jamais les choses tournaient mal. Et là, je peux vous rassurer sur ce point : sinon je ne vous aurais jamais suggéré de nous accompagner.
— Je suis heureux que tu me l’aies dit. Et je suis désolé. »
Elle eut un sourire en coin. « Pas de quoi. Tu as tes problèmes. On a les nôtres. Rocky et moi, on n’a eu que ce qu’on demandait. Tant pis pour nous si nous n’avons pas accompli ce que nous demandions. »
17. Reconnaissance
La pluie que Gaby attendait finit par tomber à leur cinquième heure de navigation. Elle sortit les cirés et en tendit un à Psaltérion. Les autres l’imitaient, à l’exception de Cirocco qui continuait de dormir à l’avant du canoë de Cornemuse. Gaby faillit demander à Psaltérion d’approcher son embarcation pour qu’elle puisse abriter la Sorcière de la pluie puis elle se ravisa. Elle avait toujours tendance à dorloter Rocky lorsqu’elle était dans cet état. Il fallait qu’elle se rappelle ce qu’elle avait dit à Chris : Cirocco n’avait qu’à se débrouiller toute seule.
D’ailleurs, la Sorcière levait justement la tête et contemplait la pluie comme s’il n’y avait rien de plus inexplicable que cette eau qui se déversait du ciel. Elle essaya de s’asseoir puis se pencha par-dessus le plat-bord et vomit dans l’eau brune. C’était beaucoup d’efforts pour un maigre résultat.
Lorsqu’elle fut soulagée, elle rampa vers le milieu du canoë, repoussa la bâche rouge et se mit à fouiner dans les bagages, avec une frénésie de plus en plus grande. À l’arrière, Cornemuse ne disait rien et continuait de pagayer comme si de rien n’était. Finalement, la Sorcière s’assit à croupetons et s’essuya le front du plat de la main.
Elle leva brusquement la tête.
« GaaaaBY ! » Ayant repéré celle-ci à quelque vingt mètres de là, elle enjamba le plat-bord pour traverser les eaux.
Un instant on put croire qu’elle allait vraiment y parvenir. Mais c’était uniquement en raison de la faible pesanteur car dès son second pas elle s’enfonçait jusqu’aux genoux et elle n’avait pas accompli le troisième que déjà les eaux se refermaient sur son visage légèrement étonné.
« C’est peut-être une Sorcière, gloussa Chris, mais ce n’est pas Jésus.
— Qui est Jésus ? »
Robin écouta quelque temps son explication : juste assez pour constater que le sujet ne l’intéressait guère. Jésus était un personnage du mythe chrétien, apparemment le fondateur de la secte. Il était mort depuis plus de deux mille ans, ce qui pour Robin lui semblait sa plus grande qualité. Elle resta dans l’expectative, attendant de pouvoir demander à Chris s’il croyait le moindre mot de tout ça. Lorsqu’il lui répondit que non, elle considéra la question comme réglée.
Ils étaient assis l’un et l’autre sur un rondin, à bonne distance du reste du groupe qui encerclait une Cirocco frissonnante sous sa couverture près d’un feu ronflant. Accrochée sous un trépied métallique, une grosse cafetière noircissait lentement dans les flammes.
Robin se sentait amère. Elle se demandait ce qu’au nom de la Grande Mère elle pouvait bien faire dans cette galère sous les ordres d’une Sorcière qu’elle soupçonnait d’être incapable de lacer convenablement ses propres souliers. Et Gaby. Mieux valait ne pas en parler. Plus quatre Titanides… À vrai dire, elle les aimait plutôt. Hautbois s’était révélée une remarquable conteuse. Robin avait passé la première partie du voyage à l’écouter, lançant de temps à autre une histoire de son cru, afin de la tâter et de tester sa crédulité. Hautbois se serait fort bien débrouillée au Covent : on ne l’avait pas si facilement.
Enfin, il y avait Chris.
Elle avait le plus possible retardé le moment de faire connaissance car elle appréhendait ce premier contact en société avec un mâle. Pourtant, elle savait maintenant qu’une grande partie de ce qu’on lui avait enseigné sur les hommes était fausse. Elle avait pu constater que la légende s’était grossie d’elle-même. Elle ne s’imaginait pas capable d’être à l’aise un jour en sa compagnie mais s’ils devaient faire ce voyage ensemble, du moins essaierait-elle de le comprendre mieux.
Cela n’était pas facile, ce dont elle se morigéna. Il n’y était pour rien. Il semblait effectivement ouvert. Mais elle se sentait tout bonnement incapable de lui parler. C’était tellement plus facile avec les Titanides. Elles n’avaient pas l’air aussi étranges que lui.
Si bien qu’au lieu de lui parler, elle regardait l’eau dégoutter du bord de la toile de tente qu’ils avaient tendue entre deux arbres. Il n’y avait pas un souffle de vent. La pluie tombait dru, verticalement, mais leur abri de fortune suffisait à les tenir au sec. Le feu n’était là que pour le café et la Sorcière ; il faisait même chaud, mais ce n’était pas désagréable.
« Quand le temps est couvert, il fait bien plus sombre ici qu’en Californie, nota Chris.
— Pas possible ? Je n’avais pas remarqué. »
Il lui sourit mais sans aucune condescendance. Lui aussi avait l’air de vouloir parler.
« La lumière est trompeuse : le temps paraît clair mais c’est parce que tes yeux s’ouvrent pour accommoder. Saturne ne reçoit qu’un centième de la lumière reçue par la Terre. Dès qu’un obstacle s’interpose, tu remarques la différence.
— J’ignorais cela. Nous procédons différemment au Covent : on laisse les fenêtres ouvertes des semaines durant pour favoriser les cultures.
— Sans blague ? Ça m’intéresserait d’en savoir plus. »
Alors elle lui raconta la vie dans l’Arche et découvrit encore une qualité commune aux hommes et aux femmes : on parlait plus facilement à celui ou celle qui savait bien écouter. Robin s’en savait incapable ; elle n’en avait pas honte mais elle respectait qui savait, à l’instar de Chris, lui donner l’impression qu’on l’écoutait avec attention ; et Chris semblait littéralement boire ses paroles. Au début, ce respect, accordé à contrecœur, l’avait rendue nerveuse : après tout, c’était un mâle. Elle ne s’attendait plus à le voir lui sauter dessus deux fois par jour mais c’était quand même déroutant de découvrir que, hormis cette barbe naissante et ces larges épaules, il se comportait en tout point exactement comme une sœur.
Elle voyait bien qu’il trouvait à l’Arche plus d’un trait bizarre, même s’il évitait d’en parler. De prime abord, elle en fut préoccupée : comment un membre de la société des sauteurs pouvait-il trouver bizarre sa société ? mais si elle faisait un effort d’honnêteté, il lui fallait bien admettre que toutes les coutumes devaient paraître étranges à qui n’y était pas habitué.