La Titanide s’ébroua. « Vous êtes sûr de vouloir être soigné ? La plupart d’entre nous seraient ravis d’être un peu plus chanceux.
— Cela n’a rien de drôle, pour moi en tout cas. Aucune drogue n’agit ; tout ce que je peux faire, c’est prendre des tranquillisants lorsque ça se produit. Depuis des années j’ai subi tous les diagnostics psychologiques imaginables et la seule conclusion est que mon problème est d’ordre médical. Aucun traumatisme passé pour l’expliquer, aucun conflit actuel non plus. Je préférais qu’il y en ait : tout ce qui a trait à la psychologie, ils savent le traiter. Gaïa reste mon ultime espoir. Si elle m’abandonne, je suis bon pour l’hôpital, pour le restant de mes jours. » Inconsciemment, ses poings sous son menton s’étaient étroitement serrés. Il se détendit.
L’Ambassadrice le scruta de ses grands yeux indéchiffrables puis revint à son questionnaire. Chris’fer la regarda écrire. Dans l’espace réservé à la mention « raison du visa », elle inscrivit : « Malade ». Puis elle fronça les sourcils, biffa le mot et récrivit : « Dingue ».
Il sentit les oreilles lui brûler. Alors qu’il s’apprêtait à protester, elle lui posa une nouvelle question :
« Quelle est votre couleur préférée ?
— Bleu. Non, vert… est-ce vraiment là-dessus ? »
Elle tourna légèrement le formulaire pour lui montrer que, oui, c’était bien dessus.
« Vous vous en tenez au vert ? »
Abasourdi, il opina lentement.
« À quel âge avez-vous perdu votre virginité ?
— Quatorze ans.
— Quel était le nom du ou de la partenaire et la couleur de ses yeux ?
— Lyshia. Bleu-vert.
— Avez-vous eu d’autres rapports avec lui ou elle ?
— Non.
— Quel est, selon vous, le plus grand musicien de tous les temps ? »
Chris’fer commençait à s’énerver. En privé, il considérait Rea Paschkorian comme la meilleure ; il avait toutes ses bandes.
« John Philip Sousa. »
Sans qu’elle lève les yeux, son sourire s’était épanoui, au grand étonnement de Chris’fer. Il s’était attendu à des remontrances, le priant d’être sérieux, de cesser d’essayer de s’attirer ses faveurs mais elle semblait au contraire partager la plaisanterie. Avec un soupir, il s’apprêta à subir le reste des questions.
Elles paraissaient avoir de moins en moins de rapport avec son voyage projeté. Sitôt qu’il croyait avoir saisi un schéma directeur, leur orientation changeait. Certaines questions impliquaient des situations morales, d’autres semblaient franchement insensées. Il essayait d’être sérieux, ignorant jusqu’à quel point ce questionnaire affecterait ses chances de succès. Il se mit à transpirer bien que la pièce fût fraîche. C’était tout bonnement impossible de deviner les bonnes réponses : il ne lui restait donc qu’à être franc. Il s’était laissé dire que les Titanides détectaient facilement la fausseté chez les hommes.
Mais à la fin il en eut assez.
« Deux enfants sont ligotés sur le passage d’un gravitrain qui approche. Vous avez le temps de n’en délivrer qu’un seul. Ils vous sont l’un et l’autre inconnus, ils sont du même âge. L’un est un garçon, l’autre une fille. Lequel des deux sauvez-vous ?
— La fille. Non, le garçon. Non, j’en sauverais un, puis je reviendrais… et merde ! Je refuse de répondre plus avant à ces questions tant que…» Il se tut soudainement. L’Ambassadrice avait jeté son crayon à travers la pièce et maintenant restait la tête dans les mains. Il fut pris d’une peur si soudaine, si violente, qu’il crut au début d’une crise.
Elle se leva, se dirigea vers la salamandre, en ouvrit la porte et choisit quelques bûches. Elle lui tournait le dos. Sa peau avait la couleur et la texture de celle d’un homme blanc, de la tête aux sabots. Son unique pilosité se trouvait sur sa tête et sa queue magnifique. Assise derrière son bureau, elle faisait facilement oublier qu’elle n’était pas humaine. Debout, son étrangeté était d’autant plus marquée que la moitié de son individu n’avait rien de remarquable.
« Il est inutile de répondre à d’autres questions, dit-elle. Grâce à Gaïa, cette fois elles n’ont aucune importance. » Elle avait, semblait-il, prononcé le nom de Gaïa d’une voix amère.
Tandis qu’elle alimentait le poêle, sa queue se redressa et demeura arquée. Elle accomplit ce que font tous les chevaux dans tous les défilés – généralement devant la tribune officielle –, et avec la même absence de honte. Apparemment l’acte était purement inconscient. Chris’fer détourna les yeux, gêné. Les Titanides étaient un tel mélange de banal et de bizarre.
Lorsqu’elle se retourna, elle se saisit d’une pelle qui était appuyée contre le mur, ramassa le crottin et la paille sur lequel il avait chu et jeta le tout dans un bac, près de la cloison. Elle se rassit en considérant Chris’fer avec une grimace amusée.
« Vous saisissez maintenant pourquoi on ne nous invite pas dans les soirées. Si je n’y pense pas tout le temps, à chaque foutue seconde…» Elle lui laissa le soin d’imaginer les conséquences.
« Que vouliez-vous dire : “Cette fois, elles n’ont aucune importance” ? »
Le sourire s’évanouit.
« Je voulais dire que je n’y pouvais rien. C’est incroyable le nombre de choses qui vous tuent vous les humains, et il y en a encore de nouvelles chaque année. Savez-vous combien de personnes me demandent à voir Gaïa ? Plus de deux mille par an, voilà combien. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles sont mourantes. Je reçois des lettres, des coups de téléphone, des visites. Je reçois des requêtes des enfants, des maris et des femmes. Savez-vous combien de personnes je puis envoyer sur Gaïa chaque année ? Dix. »
Elle prit la bouteille de tequila et but une longue lampée. L’air absent, elle ramassa deux citrons et les engouffra d’une seule bouchée. Elle était devant le poêle à bois mais son regard était fixé sur l’infini.
« Dix seulement ? »
Elle tourna la tête et le regarda avec rancœur.
« Mon garçon. Vous êtes un numéro. Vous êtes un sacré numéro. Vous n’avez pas idée.
— Je…
— Épargnez-moi. Je suppose que vous vous sentez dépité. Navré de ce coup dur. Mon vieux, si je vous racontais… mais qu’importe. Les gens passent des années à étudier les moyens de déchiffrer notre psychisme, à moi et à mes trois collègues. Pour faire partie des quarante. » Elle tapa du poing la pile de formulaires. « Il y a des livres épais de trois centimètres pour analyser ce questionnaire et dire aux gens comment répondre. Des études sur ordinateur à partir des réponses des gagnants précédents. » Elle prit la pile de papier et la lança, et les feuilles s’éparpillèrent, brève averse de neige, dans toute la pièce.
« Que choisiriez-vous ? J’ai tenté toutes les approches possibles et il n’existe aucune bonne réponse. J’ai essayé de penser à la manière d’un être humain, de prendre des décisions de la même façon que vous ; il semble qu’ils commencent toujours par une douzaine de questionnaires alors moi aussi j’en ai rempli un en espérant y trouver les réponses mais elles n’y étaient pas, pas plus qu’elles n’étaient dans la boule de cristal ou dans les dés. Ouais, parfaitement, je possède une boule de cristal. Et j’ai tiré aux dés la vie de certains. Et pourtant chaque année, neuf cent quatre-vingt-dix fois sur mille, mes décisions sont encore fausses. J’ai fait de mon mieux, je le jure, j’ai essayé d’accomplir correctement ma tâche. Tout ce que je veux maintenant, c’est retourner sur la roue. »