Elle se rendit compte qu’elle était restée trop longtemps silencieuse.
« Les sauteuses ? Euh, franchement, je n’en sais encore rien. J’ai bien rencontré une femme qui vendait son corps – bien qu’elle ne considère pas la chose sous ce point de vue. Mais comme je ne comprends rien à l’argent, je serais incapable de dire si elle a raison. Dans ce domaine, Gaby et Cirocco ne me sont d’aucune aide : elles ont encore moins de rapport que moi avec la société humaine telle que tu l’entends. Je dois admettre ne pas en savoir assez sur ta culture pour comprendre le rôle qu’y joue la femme. »
Il opina de nouveau.
« Qu’y a-t-il dans ton sac ?
— Mon démon.
— Puis-je le voir ?
— Je ne crois pas que…» Mais il l’avait déjà ouvert. Eh bien, qu’il fasse comme il veut, après tout. La morsure de Nasu était douloureuse, mais pas grave.
« Un serpent », s’exclama-t-il. Il semblait ravi et plongea la main dans le sac. « Un pyt… non, un anaconda. Et l’un des plus beaux que j’aie vus. Comment s’appelle-t-il… s’appelle-t-elle ?
— Nasu. » Maintenant elle regrettait de rester muette. Elle aurait voulu que Nasu saute et le morde et que l’affaire soit réglée. Comme ça, elle s’excuserait : ce n’était pas de chance, mais aussi, comment deviner que Nasu ne supportait d’être touché par personne d’autre qu’elle ?
Seulement, il s’y prenait comme il fallait, avec le respect adéquat et, bon sang, voilà même que Nasu se lovait autour de son bras !
« Tu as l’air de t’y connaître en serpents.
— J’en ai eu plusieurs. J’ai travaillé un an dans un zoo, du temps où je pouvais encore exercer un emploi. Je m’entends bien avec les serpents. » Ne le voyant toujours pas mordu au bout de cinq minutes, Robin dut bien admettre qu’il disait vrai. Et cela la rendait plus nerveuse que jamais de le voir assis devant elle avec son démon autour des épaules. Que devait-elle faire ? La fonction principale d’un démon était de vous garantir des ennemis. Une partie d’elle-même savait que cela n’avait guère plus de sens que l’infaillibilité attribuée à son troisième Œil. C’était une tradition, sans plus. Elle ne vivait pas à l’âge de pierre.
Mais une autre partie, plus profonde, considérait Chris et le serpent sans savoir quoi faire.
18. Ouvrons l’œil
Gaby avait espéré rallier Aglaé en une seule étape mais elle voyait bien que la chose était désormais impossible : Cirocco n’était pas en état de continuer.
En fait, ils n’avaient pas si mal avancé : la nage régulière des Titanides les avait conduits jusqu’au dernier coude de l’Ophion vers le nord, avant qu’il ne reprenne son cours habituel d’ouest en est. Un épaulement jonché de bois flotté s’avançait dans le courant et créait une plage basse propice à l’accostage des canoës. Au sommet de la crête se trouvait un bosquet près duquel les Titanides avaient planté le camp, avec l’aide plus encombrante qu’efficace de Chris et de Robin.
Gaby estimait que la pluie durerait encore plusieurs décarevs. Elle aurait pu appeler Gaïa pour en avoir confirmation – voire pour lui demander de la faire cesser si elle avait une raison valable. Mais à Gaïa le temps était d’une extrême régularité : plus d’une fois avait-elle constaté qu’une averse de trente heures faisait suite à une vague de chaleur de deux hectorevs. Et c’était, semblait-il, encore le cas. Le plafond nuageux était bas, ininterrompu.
Au nord-ouest, elle distinguait à peine la Porte des Vents, point d’ancrage sur Hypérion du câble incliné connu sous le nom d’Escalier de Cirocco. Le câble se perdait dans la couche de nuages obscurs, à peine plus sombre qu’eux, avant de resurgir au-dessus du plafond, quelque part au nord de Gaby. Elle croyait distinguer un éclat derrière les nuées, à l’endroit où le câble passait au-dessus d’elle et réfléchissait la lumière sous son ombre massive.
L’Escalier de Cirocco. Ça la faisait sourire mais sans amertume aucune. Tout un chacun semblait avoir oublié que la première ascension avait été exécutée par deux personnes. Elle ne s’en formalisait pas : elle savait bien qu’en dehors de la route elle était loin d’avoir laissé sur ce monde dingue autant de traces que Cirocco.
Elle gravit l’éminence jusqu’au sommet et de là, contempla, amusée, les efforts déployés par Chris et Robin pour se rendre utiles. Les Titanides étaient trop polies pour refuser la plupart de leurs offres tant et si bien que des choses qu’on aurait faites en cinq minutes en prenaient bien quinze. Et c’était bien entendu ce qu’il fallait faire : Chris n’avait pas parlé de son enfance mais c’était un citadin – hormis quelques excursions dans ces réserves terrestres où l’on domestiquait la nature. Quant à Robin, elle venait d’une mégalopole, même si le plancher du Covent était recouvert de champs et de riants pâturages. Il y avait des chances qu’elle n’ait jamais contemplé de sa vie un objet naturel et non planifié.
Quand toutefois vint le moment de préparer le repas, les Titanides remercièrent les jeunes gens. Ces créatures cuisinaient aussi bien qu’elles chantaient. Pour ce premier dîner, elles fouillèrent dans les sacs afin d’en extraire les denrées les plus périssables – des morceaux de choix destinés à être mangés frais. Elles alimentèrent le feu, entourèrent le foyer de pierres plates et fourbirent les cuivres avant d’accomplir ces gestes magiques grâce auxquels une Titanide sait transformer chair et poisson en merveilles d’improvisation.
On put bientôt sentir le fruit de leur labeur. Gaby s’était assise confortablement pour savourer son attente avec un sentiment de bonheur qu’elle n’avait plus connu depuis bien longtemps. Voilà qui la ramenait bien des années en arrière, à ce repas combien plus frugal qu’elle avait partagé avec Cirocco : elles étaient en haillons, couvertes de bleus et sans assurance de survivre au lendemain mais elles n’avaient jamais été aussi proches. Ces souvenirs lui étaient maintenant doux-amers mais Gaby avait trop vécu pour ne pas savoir qu’il valait mieux se raccrocher aux bonnes choses pour survivre. Elle aurait pu ressasser tout ce qui avait tourné mal entre cette époque et aujourd’hui ou s’inquiéter de Cirocco qui, en ce moment même, vomissait sous sa tente et cherchait un moyen de récupérer sa gnôle dans les fontes de Psaltérion. Au lieu de cela, elle avait choisi de humer le fumet de la bonne chère, d’écouter le bruit apaisant de la pluie qui se mêlait aux chants des Titanides et de sentir la fraîcheur d’une brise tant attendue qui soufflait enfin de l’est.
Elle avait cent trois ans. Et s’était embarquée dans un voyage qu’elle n’était pas plus sûre que les autres fois de pouvoir boucler. À Gaïa, il n’y avait pas d’assurance-vie. Pas même pour la Sorcière. Et certainement pas pour une peste d’Autonome que Gaïa tolérait uniquement parce qu’elle était plus digne de confiance que Cirocco.
Cette perspective ne la gênait pas : elle survivrait, elle y arriverait. À une époque, atteindre son âge eût été inimaginable mais à présent, elle savait que sous les rides, les centenaires se sentent toujours jeunes ; elle avait eu simplement la chance de conserver, en plus, l’aspect de la jeunesse. Pour sa part, elle avait seize ans, elle était dans les montagnes de San Bernardino avec son télescope près du feu – l’un et l’autre l’œuvre de ses propres mains –, et elle attendait que le ciel s’obscurcisse et qu’apparaissent les étoiles. Que demander de plus à la vie ?