« Je voulais vraiment savoir, à propos de ton tatouage », dit Gaby tandis qu’elles approchaient de la berge.
Robin s’essuya le ventre avec les mains ; en vain. « On n’y voit rien. Y a trop de boue. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Gaby faillit répondre de façon neutre et polie puis elle se ravisa :
« J’en pense que c’est l’une des choses les plus hideuses que j’aie jamais vues.
— Précisément. C’est une source intense de labra.
— Tu pourrais t’expliquer ? Est-ce que toutes les sorcières se défigurent de la sorte ?
— Je suis la seule. De là vient le labra. »
Elles pénétrèrent dans l’eau avec précaution et s’y assirent. La pluie s’était réduite à un fin crachin tandis qu’au nord une déchirure entre les nuages laissait passer quelque lumière.
Gaby ne pouvait plus voir le tatouage mais elle ne cessait d’y songer. Il était grotesque, effrayant, presque. Il représentait, avec le rendu d’une planche anatomique, la dissection des couches de tissus, rabattus successivement avec une précision chirurgicale pour révéler les organes internes. Les ovaires ressemblaient à des fruits pourris et grouillants de vers. Les trompes de Fallope étaient un paquet de nœuds. Mais le pire restait encore l’utérus : gonflé, débordant par l’« incision » et se vidant de son sang par une blessure déchiquetée. Il était clair que la blessure avait été occasionnée de l’intérieur, comme si quelque chose cherchait à sortir de force. On ne voyait de la créature qu’abritait la matrice qu’une paire d’yeux rouges et sanguinaires.
La pluie redoubla alors qu’elles allaient reprendre leurs vêtements. Gaby ne s’alarma pas en voyant Robin trébucher et tomber ; le sol était glissant et sa cheville était encore fragile. Mais à partir de sa quatrième chute, il fut évident que quelque chose ne tournait pas rond. Elle titubait, tremblait, la mâchoire crispée avec détermination. « Laisse-moi t’aider, proposa Gaby en n’y tenant plus.
— Non, merci. Je peux me débrouiller toute seule. » Une minute plus tard elle retomba et ne se releva pas. Ses membres tremblaient doucement, lentement. Son regard était vague. Gaby s’agenouilla et passa un bras sous les genoux de Robin, l’autre derrière son dos. « Nnnn… nnnnooon. Nnnooon.
— Quoi ? Sois raisonnable, ma vieille. Je ne peux pas te laisser là sous la pluie.
— SSSiii. SSSiiii. Laiiii-ssse. Laissssse-me… me… moi. » C’était un foutu problème. Gaby la reposa, se redressa en se grattant le crâne. Elle considéra le campement, pas très loin, puis Robin à nouveau. Elles étaient au sommet d’une colline basse ; la crue n’était pas un problème. Elle ne risquait pas non plus d’être noyée par l’averse. Cette région d’Hypérion était dépourvue de gros prédateurs dangereux, seuls quelques petits animaux pouvaient venir la mordiller.
On réglerait cela plus tard. Il faudrait bien trouver une solution car Gaby ne ferait pas ça deux fois. En attendant, elle fit demi-tour pour regagner le camp.
Hautbois se leva, inquiet, en voyant Gaby revenir seule. Gaby savait que la Titanide les avait vues partir ensemble ; il était même probable qu’elle avait deviné la raison de leur équipée sous la pluie. Gaby s’empressa de la rassurer avant qu’elle ne tire des conclusions hâtives.
« Elle va bien. Du moins je le suppose. Elle est en pleine crise et refuse mon aide. On pourra la récupérer au moment de partir. Mais où vas-tu ?
— La ramener à sa tente, bien sûr.
— Je ne crois pas qu’elle appréciera. »
Gaby n’avait jamais vu une Titanide dans une telle colère que Hautbois.
« Vous, les humains et vos jeux imbéciles, hennit-elle. Je n’ai pas à me conformer à ses règles, ni aux tiennes, d’ailleurs. »
Robin vit Hautbois déboucher de derrière le rideau de pluie. Bon sang, Gaby lui avait renvoyé la cavalerie, pas de doute.
« Je suis venue de moi-même, dit la Titanide en tirant Robin du bourbier. Quels que soient les concepts humains que par cet acte insensé vous tentez de défendre, ils ne seront pas violés puisque aucune ingérence humaine ne vous tire de là.
— Pose-moi par terre, espèce de gros dada monté en graine », essaya d’articuler Robin mais elle n’entendit tomber de ses mâchoires flasques que croassements et gargouillis dépités.
« Je vais m’occuper de vous », dit Hautbois avec tendresse.
Robin était calme lorsque la Titanide la déposa sur le sac de couchage. Cesse de lutter, cède, attends ton heure pour gagner. Pour l’instant, tu es sans défense, mais tu te rattraperas.
Hautbois revint avec un seau d’eau chaude. Elle baigna Robin, la sécha, la soutint comme une poupée robot déréglée et la glissa dans les fines dentelles de sa chemise de nuit. Robin aurait pu ne pas peser plus d’une feuille de papier lorsque Hautbois la souleva d’une main pour l’introduire dans son sac de couchage. Elle le lui remonta jusqu’au cou.
Elle se mit à chanter.
Robin sentit une boule dans le fond de sa gorge. Elle était horrifiée. Se faire border, baigner, habiller… c’était un affront terrible pour sa dignité. Elle aurait dû être capable d’éprouver plus de colère que ça. Elle aurait dû préparer l’éclatante attaque verbale qu’elle lui assènerait dès l’instant qu’elle aurait repris ses esprits. Et au lieu de cela, elle était simplement submergée par une émotion suffocante, depuis bien longtemps oubliée.
Pleurer : c’était inconcevable. Une fois qu’on s’y était laissé aller, l’auto-apitoiement vous guettait. C’était sa plus grande peur, elle en était terrifiée au point d’oser rarement en parler.
Seule, parfois, il lui était arrivé de pleurer. Elle en était incapable devant quelqu’un.
Et pourtant, en un sens, elle était bien seule. Hautbois elle-même l’avait dit. Les règles humaines, les concepts du Covent n’avaient pas à s’appliquer ici. Cela allait même plus loin : le Covent n’avait jamais exigé d’elle qu’elle ne pleure pas ; c’était une discipline qu’elle s’était imposée elle-même.
Elle entendit un gémissement et comprit qu’il sortait de sa bouche. Des larmes coulaient du coin de ses yeux. Puisqu’elle ne pouvait avaler la boule qui lui obstruait la gorge, il fallait bien qu’elle sorte.
Robin se rendit et s’endormit en pleurant dans les bras de Hautbois.
Chris était allongé sur son sac de couchage dans cette foutue pénombre. Il tremblait. Depuis des heures, il avait l’impression que l’attaque était imminente mais elle refusait de se déclencher. Ou bien avait-elle commencé ? Comme il l’avait expliqué à Gaby, il était mal placé pour juger s’il était en crise. Mais ce n’était pas entièrement exact ; s’il avait eu une attaque, il ne s’en rendrait pas compte, son esprit trouverait parfaitement raisonnable de fonctionner comme une machine aux poulies tordues et aux engrenages faussés. Et il ne serait pas là à transpirer.
Il se dit que c’était la lumière, et cette pluie qui battait contre la toile de tente. La lumière n’allait pas. Discernée au travers des parois de la tente, c’était soit celle de l’aube, et il était temps de se lever, soit celle du crépuscule et il était bien trop tôt pour dormir. Ça ne ferait pas une nuit convenable.
Et quant à la pluie… C’était étonnant, tout ce qu’il avait pu entendre. Le chant tranquille des Titanides, les craquements et le crépitement du feu. Quelqu’un s’était approché de sa tente, s’était arrêté et son ombre s’était silhouettée sur la paroi, puis s’était éloigné. Plus tard, il avait entendu le bruit d’une conversation, des pas qui s’éloignaient. Bien plus tard, quelqu’un était revenu.