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— À vrai dire, je crois que maintenant on inclut 2095. »

Cirocco se massa le front en souriant faiblement.

« Désolée. Je dévie. Ton éducation et ses lacunes ne me regardent pas. Revenons aux Titanides… La plupart des œufs sont jetés. Si ce n’est pas tout de suite, c’est au cours du nettoyage de printemps ultérieur. Certains sont conservés pour des raisons sentimentales bien après leur expiration. Au fait, leur durée est de cinq ans environ.

« Ce que tu dois garder à l’esprit c’est la double nature du sexe chez les Titanides. Les rapports postérieurs ont deux fonctions dont l’une est plus fréquente que l’autre. La première est hédoniste : c’est le plaisir pur. On le pratique en public. La seconde est la procréation, lorsqu’on les y autorise, ce qui ne se produit pas aussi souvent qu’elles le désireraient. Les rapports frontaux sont différents. Il est extrêmement rare que ce soit juste pour faire un œuf. Il s’agit presque toujours d’une manifestation de profonde amitié ou d’amour. Pas exactement l’amour tel que toi et moi l’entendons : car les Titanides ne forment pas de couples. Mais elles connaissent l’amour. C’est l’une des rares choses dont je sois sûre. Une Titanide aura des rapports postérieurs avec un ou une partenaire qu’elle n’envisagerait pas pour des rapports frontaux. Les rapports sexuels frontaux sont sacrés.

« Maintenant, cette règle est un peu moins stricte lorsqu’il s’agit des humains qui sont dans l’impossibilité d’avoir des rapports postérieurs. Les éléments les plus libéraux de l’intelligentsia titanide estiment qu’il est moral d’avoir des rapports frontaux avec un humain pour le plaisir. À condition, toujours, de le faire dans l’intimité ; mais il n’est pas obligatoire d’aimer cet humain, ni même d’être particulièrement liés. Cornemuse ?

— C’est exact, dit la Titanide.

— Si tu prenais le relais ? suggéra Cirocco. J’ai la migraine. »

Lorsque Chris se retourna, Cornemuse cessa de pagayer pour ouvrir les mains.

« Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Cirocco a bien résumé la situation.

— D’après toi, l’œuf ne serait donc qu’un souvenir. Et la déception de Valiha proviendrait de ce que j’ai oublié ce qui s’est passé. Elle n’est pas amoureuse de moi.

— Oh, mais je n’ai jamais dit ça. Valiha est une fille très vieux jeu qui n’a jamais eu de relations avec un humain. Elle est éperdument amoureuse de toi. »

À l’intérieur de Gaïa, le temps orageux avait pour conséquence l’extension des zones nocturnes au-delà de leurs limites habituelles. Ainsi, lorsque la petite troupe franchit le confluent de la Melpomène, elle aurait dû pénétrer en zone crépusculaire. En fait, il faisait nuit.

Mais la nuit à Gaïa ne pouvait jamais être complète. Par temps clair, même le centre de Rhéa restait aussi clair que sur Terre une nuit de pleine lune. Sous les nuages, l’obscurité se faisait plus profonde mais sans jamais devenir impénétrable. Les contreforts des Astéries restaient illuminés par une pâle clarté venue du dessus de la couche nuageuse. On disposa des lanternes dans les niches prévues à la poupe des canoës. Et le groupe poursuivit son chemin.

Des arbres de haute taille avaient fait leur apparition sur la rive. Épars au début, ils n’avaient pas tardé à former une épaisse forêt. Ils ressemblaient beaucoup à des pins avec leur tronc droit et leurs fines aiguilles. Le sous-bois restait clairsemé. Chris aperçut des troupeaux de créatures à six pattes qui progressaient avec des bonds prodigieux, à l’instar des kangourous. Cirocco lui expliqua que cette zone était une survivance de la protoforêt conçue par Gaïa dans sa jeunesse de Titan et que cette flore et cette faune primitives étaient identiques à celles qui occupaient encore actuellement les hauts plateaux.

C’est alors qu’ils venaient d’entrer dans un défilé étroit que Chris fit l’expérience d’une curieuse illusion d’optique : il avait l’impression de naviguer en côte. Les collines alentour s’inclinaient vers l’est et les arbres penchaient de quelques degrés seulement par rapport à la verticale, leur sommet décalé de dix à vingt mètres de leur base, en direction de l’est. Après une brève période d’accoutumance, l’œil en concluait que tout le paysage était d’aplomb et que le fleuve défiait la pesanteur. C’était encore une plaisanterie de Gaïa.

La pluie se mit à tomber comme les Titanides accostaient les embarcations sous l’entrée même d’un défilé escarpé. On entendait un fracas énorme. Chris imaginait une gigantesque cascade, ou bien des brisants sur une plage.

« Aglaé », dit simplement Gaby en venant prêter main-forte à Chris et à Valiha pour hisser à sec un canoë. « Tu ne la verras sans doute pas avant qu’il n’y ait une éclaircie.

— Aglaé ? Qu’est-ce que c’est ? »

Gaby lui décrivit le fonctionnement du trio de pompes tandis que les Titanides démontaient les canoës. L’opération ne traîna pas : le revêtement argenté fut désolidarisé de la charpente en bois, replié par petits paquets et rangé dans les sacoches. Chris se demanda ce qu’elles allaient faire des membrures, des quilles et des fonds. La réponse, apparemment, était de les abandonner.

« Nous pouvons construire de nouveaux canoës si besoin est, expliqua Valiha. Mais ce ne sera pas nécessaire avant que nous soyons dans Crios, de l’autre côté de la Mer de Minuit.

— Et comment allons-nous traverser la mer, dans ce cas ? En tenant la main de la Sorcière pour marcher sur les flots ? »

Valiha ne daigna pas répondre.

Les humains se mirent en selle et la troupe s’ébranla vers l’obscurité croissante.

* * *

« C’est moi qui ai construit cette route, il y a bien longtemps, dit Gaby.

— C’est vrai ? Pour quelle raison ? Et pourquoi n’est-elle pas entretenue ? »

Ils étaient sur un tronçon de la route circulaire de Gaïa qu’avait empruntée Gaby pour se rendre à l’Atelier de Musique. Les Titanides se relayaient pour débroussailler le chemin.

« Hautbois, là-devant avec sa machette, t’en donne une raison : la végétation repousse très vite, si bien que la route exigerait bien trop d’entretien et personne n’a envie de le faire. Rares d’ailleurs sont ceux qui ont fait tout le périple. Ce fut dès l’origine un projet absurde. Personne n’en voulait, hormis Gaïa mais ici, ses désirs sont des ordres ; alors je l’ai construite.

— Avec quoi ?

— Des Titanides, surtout. Pour édifier les ponts j’ai dû en transborder deux cents par dirigeable. Enfin, pour aplanir, damer et coucher l’asphalte, j’ai…

— De l’asphalte ? Tu plaisantes !

— Non, quand il fera plus clair, tu pourras encore en retrouver des plaques. Gaïa avait spécifié : une chaussée asphaltée assez large pour un essieu de deux mètres avec des pentes inférieures à dix pour cent. Nous avons lancé cinquante-sept ponts suspendus de corde et cent vingt-deux ponts sur piles. La plupart sont encore debout mais j’y réfléchirais à deux fois avant de les emprunter. Il nous faudra les prendre tels qu’ils viendront. »

Gaby avait déjà évoqué cette route. Chris sentait bien que, pour une raison quelconque, elle avait envie d’en parler à condition qu’on l’y pousse. Il l’y poussa.

« Tu ne vas pas me dire que tu as… apporté l’asphalte à bord des saucisses. Tu m’as dit qu’elles ne voulaient pas s’approcher du feu et puis, cela représente une sacrée quantité…