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Nous étions au début des années 2030 et il apparut qu’il existait l’endroit idéal.

* * *

Lorsque deux corps décrivent une orbite autour d’un centre de gravité commun, comme c’est le cas du système Terre-Lune, il se forme cinq points d’équilibre gravitationnel. Deux sont situés sur l’orbite du corps le plus petit, mais décalés de soixante degrés de part et d’autre. On en trouve un entre les deux corps et un autre derrière le corps le plus petit. Ce sont les points de Lagrange que l’on désigne de L1 à L5.

L4 et L5 étaient déjà occupés par des colonies et de nouvelles s’y construisaient encore. L2 semblait le meilleur choix : de là, la Terre serait entièrement cachée par la Lune.

On y construisit le Covent. C’était un cylindre long de sept kilomètres et d’un diamètre de quatre. La pesanteur était artificiellement obtenue par rotation, l’obscurité par la fermeture des fenêtres.

Mais les jours d’isolement étaient finis presque avant d’avoir commencé. Le Covent était l’une des premières institutions non gouvernementales à émigrer dans l’espace sur une grande échelle mais ce n’était pas la dernière. Bientôt, les techniques de colonisation spatiale furent affinées, leur prix diminua, la construction fut standardisée. Les firmes spécialisées commencèrent à sortir les stations comme autrefois Henry Ford des modèles T. Leur taille s’échelonnait du simplement gigantesque jusqu’au Brobdingnagien.

Les parages se mirent à ressembler à un village Merlin et les parages étaient vraiment bizarres. À peu près n’importe quelle bande de lunatiques, de marginaux ou d’autonomistes pouvait désormais se permettre un point de chute lagrangien. L2 devint aussi célèbre que le triangle des Bermudes pour les pilotes qui l’évitaient soigneusement ; ceux qui étaient contraints de le traverser le surnommaient le flipper et ils ne plaisantaient pas.

Certains de ces groupes ne voulaient pas entendre parler d’entretien et d’alimentation de machineries complexes. Ils escomptaient vivre dans une pure crasse pastorale à l’intérieur de ce qui n’était à vrai dire qu’une grosse cafetière vide. Bien souvent, les promoteurs étaient ravis d’exaucer leur souhait : autant valait s’épargner l’installation d’un équipement coûteux et soumis en fin de compte au vandalisme. Tous les deux ou trois ans, l’une de ces colonies se désintégrait en envoyant balader son contenu et ses habitants dans l’espace. Plus fréquemment quelque chose se déréglait dans l’écologie du système et ses occupants crevaient de faim ou bien suffoquaient. Il y avait toujours un client pour récupérer la carcasse abandonnée, la stériliser gratuitement par le vide et y emménager pour une bouchée de pain. La terre n’était jamais à court de barjos et d’insatisfaits. Les Nations Unies étaient trop heureuses de s’en débarrasser sans trop poser de questions. C’était une époque de spéculation – de fortunes instantanées et de pratiques douteuses qui auraient choqué un promoteur immobilier de Floride.

Le triangle des Bermudes fut une pépinière de sociétés plus proches de tumeurs cancéreuses que de communautés. Les points de Lagrange virent naître et mourir les régimes les plus répressifs qu’ait jamais connus l’humanité.

Le Covent n’en faisait pas partie. Bien qu’installés depuis seulement un demi-siècle, ses membres étaient considérés comme des fondateurs. Et comme tous les pionniers en tous lieux, ils étaient atterrés par le niveau des gens qui s’installaient autour d’eux. Pour eux aussi, le passé était oublié. L’âge, la richesse et l’environnement impitoyable les avaient mûris et durcis pour en faire un groupe viable avec un surprenant degré de liberté personnelle. Le libéralisme avait relevé la tête. Des groupes réformistes avaient remplacé les purs et durs du début. Une fois encore, le rituel passa à l’arrière-plan et les femmes revinrent, sans le savoir, à ce qui avait été à l’origine l’éthique même de la communauté : le séparatisme lesbien. Ce terme de lesbien n’était d’ailleurs plus approprié : sur Terre, le lesbianisme pour un grand nombre de femmes avait fourni une réponse aux injustices infligées par le sexe masculin. Dans l’espace, dans l’isolement, il était devenu l’ordre naturel des choses, le fondement indiscutable de toute réalité. Les mâles n’étaient plus qu’un souvenir vague, une abstraction : des ogres pour faire peur aux enfants et des ogres sans grand intérêt au demeurant.

La parthénogenèse était toujours un rêve. Pour concevoir, les femmes étaient contraintes d’importer du sperme. En un sens, l’eugénisme était facilité : on pouvait très tôt détecter dans l’utérus les fœtus mâles et les éliminer. Mais avec le sperme, comme pour tout, le maître mot restait : caveat emptor.

4. Petite Géante

Robin descendait d’un pas léger le corridor incurvé. La faible gravité du moyeu masquait sa lassitude mais elle en ressentait toutefois les effets dans le dos et les épaules. Pourtant, même tout en bas-lourd, elle n’en aurait rien montré, de même qu’elle cachait le poids de la dépression qui l’envahissait lorsqu’elle était de garde.

Elle portait une combinaison spatiale blanche d’un modèle antique refroidi par eau ; elle avait mis gants et bottes dans le casque qu’elle portait sous le bras. Le scaphandre était craquelé, recollé, son armature rouillée. À sa ceinture pendait un colt 45 automatique glissé dans un étui fait main, ainsi qu’un fétiche en bois sculpté décoré de plumes et d’une serre d’oiseau. Pieds nus, les ongles longs de ses mains et de ses orteils passés au vernis rouge sombre, la chevelure blonde ébouriffée, les lèvres peintes en carmin, des clochettes suspendues au lobe des oreilles et à son nez… on aurait pu la prendre pour une sauvage en train de mettre à sac ce magnifique exemple de réussite technologique. Mais les apparences sont trompeuses.

Son bras droit s’était mis à trembler. Elle s’immobilisa et regarda sa main sans changer d’expression ; mais l’œil d’émeraude qui était tatoué à son front se mit à pleurer des gouttes de sueur. La haine bouillonna en elle comme une vieille compagne. Cette main n’était pas la sienne, elle ne pouvait pas l’être car cela signifierait que la faiblesse était de son fait et non un phénomène étranger imposé de l’extérieur. Son regard s’étrécit.

« Cesse immédiatement, murmura-t-elle, ou bien je te tranche. » Elle ne parlait pas pour ne rien dire : elle enfonça son pouce dans le cal de tissu cicatriciel qui marquait l’emplacement de l’auriculaire comme pour se prouver qu’elle disait vrai. C’était surprenant, mais le plus difficile avait été de guider le couteau au bon endroit avec cette main qui tressautait dans tous les sens. Elle avait eu mal mais l’attaque s’était évanouie dans la douleur soudaine.

Le tremblement cessa : la menace seule parfois suffisait.

Le bruit courait qu’elle s’était tranché le doigt avec les dents. Elle n’avait pas ouvert la bouche pour le nier. Les sorcières appréciaient cette qualité qu’on appelle labra. C’est une question d’honneur, de dureté et de stoïcisme avec en plus un concept oriental d’obligation. Cela pouvait impliquer la mort pour une cause, et une mort choisie avec style, ou le paiement de n’importe quel prix pour éteindre une dette, que ce soit envers un individu ou bien la société. Insister pour monter la garde alors qu’on était sujet aux crises d’épilepsie exigeait beaucoup de labra. S’amputer d’un doigt pour stopper une attaque en exigeait plus encore. Les sorcières estimaient que Robin en avait suffisamment pour emplir le ventre de dix femmes ordinaires.