Mais monter la garde en sachant qu’elle pouvait mettre en danger la communauté ne demandait aucun labra. Robin le savait, tout comme le savaient les membres les plus réfléchis du Covent, celles que n’aveuglait pas sa jeune légende. Elle montait la garde parce que personne au conseil ne pouvait affronter l’intensité de son regard et le lui refuser. Impassible et omniscient, le troisième œil ne faisait qu’ajouter du poids à l’assertion selon laquelle elle était capable de parer les attaques par la seule force de sa volonté. Une douzaine de sorcières avaient mérité le droit de porter le troisième œil.
Toutes avaient deux fois son âge. Personne ne se serait interposé sur le chemin de Robin-des-neuf-doigts.
L’Œil était censé être une marque d’infaillibilité. Il y avait certes des limites que tout le monde reconnaissait tacitement mais il restait utile. Certaines de ses détentrices l’employaient pour soutenir des affirmations absurdes ou s’approprier tout ce qu’elles désiraient en se contentant d’affirmer leur droit de propriété. Elles n’y gagnaient que de la rancœur. Robin, elle, disait toujours la vérité pour les petites choses, se réservant l’Œil pour le Gros Mensonge. Cela lui valait le respect dont elle avait plus que toute autre chose besoin. Elle n’était âgée que de dix-neuf ans et pouvait à tout moment se mettre à écumer et tomber par terre impuissante. On avait besoin de respect en ces instants vulnérables.
Robin ne perdait jamais conscience durant ses attaques ; elle n’avait pas non plus de difficultés à se rappeler ce qu’il s’était passé. Simplement, elle perdait tout contrôle de ses muscles volontaires pendant une période qui variait de vingt minutes à trois jours. Les attaques étaient imprévisibles à une seule exception près : plus la pesanteur locale était forte, plus leur fréquence était élevée. En conséquence, elle passait le plus clair de son temps près du noyau et ne s’aventurait plus dans la gravité maximale régnant sur le plancher du Covent.
Cela limitait ses activités et faisait d’elle une exilée gardant perpétuellement la patrie sous les yeux. Les bases du cylindre appelé l’Arche étaient formées d’une série de cercles concentriques formant terrasses. Les habitations étaient au fond, là où les gens se sentaient le plus à l’aise : au niveau de bas-lourd. Le plancher du Covent était réservé aux cultures, à l’élevage et aux forêts. Les machines occupaient les étages de haut vol. Robin ne descendait jamais en dessous du niveau d’un tiers de g.
Son type d’épilepsie était incurable. Les médecins du Covent valaient ceux de la Terre mais le profil neurologique de Robin leur était inconnu : on ne le citait que dans les plus récentes publications médicales. Les Terriens l’avaient baptisé Complexe de Haute Gravité. C’était une altération génétique, une mutation récente qui se traduisait par des anomalies cycliques touchant les gaines nerveuses et qu’aggravaient les changements de formule sanguine lorsque le corps était soumis à la pesanteur. En état d’apesanteur, ces modifications chimiques jouaient un rôle d’inhibiteur vis-à-vis des attaques. Le mécanisme de la maladie n’était pas clair et les drogues utilisées pour son traitement restaient peu satisfaisantes. Les enfants de Robin l’auraient aussi ou du moins elles en seraient porteuses.
L’origine de sa peu enviable situation était connue : elle était le résultat de la plaisanterie de quelque technicien de laboratoire anonyme. Depuis des années, et à l’insu des femmes du Covent, leurs commandes de sperme humain avaient été traitées par un homme qui avait entendu parler d’elles et qui n’aimait pas les lesbiennes. Bien que les expéditions eussent été soigneusement vérifiées pour éviter maladies et altérations génétiques banales, il était impossible de dépister un syndrome dont l’existence était inconnue des médecins du Covent. Robin et quelques autres en furent le résultat. Toutes à l’exception de Robin en étaient mortes.
La manipulation avait un effet secondaire encore insoupçonné : les femmes avaient reçu du sperme en provenance d’hommes de petite taille, eux-mêmes issus de parents petits. Sans élément de comparaison, elles ne se rendirent pas compte que leur taille tendait à diminuer.
Robin poussa la porte battante des douches tout en se dévêtant. Une femme était assise sur le banc de bois au milieu de la double rangée de cabines. Elle se séchait les cheveux. À l’autre bout de la pièce, une autre se tenait immobile tandis que l’eau éclaboussait ses mains réunies en coupe sous le menton. Robin mit sa combinaison dans le vestiaire et sortit Nasu du tiroir du bas. Nasu était son démon familier : un anaconda de un mètre dix. Le serpent s’enroula autour de son bras et darda la langue : elle appréciait la chaleur moite des lieux.
« Moi aussi », dit Robin. Elle se dirigea vers la douche en ignorant la femme qui regardait de biais ses tatouages. Les deux serpents peints étaient un motif assez répandu au Covent, où le tatouage était universel. Le dessin sur son ventre toutefois lui était absolument particulier.
À peine avait-elle ouvert les robinets et reçu une giclée glaciale qu’un puissant coup de bélier se fit entendre et que les douches se tarirent. Sa voisine maugréa. Robin sauta après la pomme qu’elle agrippa désespérément en la tordant comme le cou d’un volatile. Puis elle la lâcha et se mit à hurler. Sa compagne la rejoignit puis au bout du compte la troisième femme également. Robin y allait de bon cœur, essayant, comme dans tous ses actes, de surpasser toutes les autres. Elles ne tardèrent pas à tousser et à s’étrangler et Robin se rendit compte que quelqu’un était en train de l’appeler.
« Ouais, qu’est-ce que c’est ? » Une femme qu’elle connaissait vaguement – son nom était peut-être Zynda – était appuyée au chambranle.
« La navette vient de porter une lettre pour toi. »
Robin en resta bouche bée, complètement confondue. Le courrier était chose rare au Covent dont tous les membres confondus ne devaient pas connaître plus de cent personnes à l’extérieur. En général il s’agissait de colis de vente par correspondance expédiés en majorité depuis la Lune. Ce ne pouvait être qu’une seule chose.
Elle piqua un sprint vers la porte.
C’était la nervosité et non la maladie qui faisait trembler ses mains tandis qu’elle s’emparait de la fine enveloppe blanche. Le tampon sur le timbre figurant un kangourou indiquait Sydney et le pli était adressé à « Robin-neuf-doigts, le Covent, Lagrange Deux ». L’adresse de l’expéditeur était imprimée : « Ambassade de Gaïa, Ancien Opéra, Sydney, Nouvelles-Galles du Sud, Australie, AS 109-348, Indopacifique. »
La lettre avait été écrite plus d’un an auparavant.
Elle parvint à l’ouvrir et à la déplier, et lut :
« Chère Robin,
« Désolé d’avoir été si long à vous répondre.
« Votre requête m’a touché, mais je ne devrais peut-être pas le dire puisque vous indiquez clairement dans votre lettre que vous ne cherchez pas à provoquer la pitié. C’est aussi bien car Gaïa n’offre jamais ses soins gratuitement.
« Gaïa m’a informé de son désir de voir des émissaires des religions terrestres. Elle mentionnait un groupe de sorcières en orbite. Cela semblait incongru et voilà que votre lettre arrive, presque comme si quelque providence divine était intervenue. Peut-être votre divinité y est-elle pour quelque chose ; à y réfléchir, j’en suis certain en ce qui concerne la mienne.
« Je vous engage à prendre le premier moyen de transport disponible. Répondez-moi si vous le voulez bien pour m’indiquer vos dispositions.
« Sincèrement vôtre,
« Didjeridu (Duo hypoéolien) Fugue Ambassadeur. »