« Billea m’a dit que Nasu a mangé son démon.
— Ce n’était pas encore son démon, M’man. Juste un chaton. Et elle ne l’a pas mangé. Elle l’a étouffé. Il était trop gros à manger. »
Robin se dépêchait. Son sac de toile était posé à moitié rempli sur la couchette et elle fourrageait dans les tiroirs de sa commode, jetant de droite et de gauche les articles indésirables, empilant dans un coin près de sa mère les objets qu’elle comptait emporter.
« En tout cas, son chaton est mort. Billea veut un dédommagement.
— Je dirai que c’était mon chat.
— Enfant ! » Robin reconnut ce ton : Constance était la seule à pouvoir encore l’employer avec elle.
« Je ne parlais pas sérieusement, concéda Robin. Occupe-toi de ça, veux-tu ? Donne-lui ce qu’elle veut parmi mes affaires.
— Attends voir un peu. Qu’est-ce que tu emportes là ?
— Ça ? » Robin se tourna en serrant le chemisier contre elle.
« Ce n’est qu’une demi-chemise, mon enfant. Range-la.
— Bien sûr que c’en est une demie. Toutes mes affaires sont pratiquement comme ça, M’man. Est-ce que tu oublierais ton sacrement du sang ? » Et elle tendit son bras gauche sur lequel le tatouage d’un serpent s’enroulait du médius jusqu’à l’épaule.
« Tu ne crois pas que je vais aller sur Gaïa sans le montrer » non ?
— Mais cela dénude tes seins, mon enfant. Approche-toi. Il faut que nous discutions de certaines choses.
— Mais, M’man, je suis très près…
— Assieds-toi. » Elle donna une tape sur le lit. Robin traîna les pieds mais elle s’assit. Constance attendit pour être sûre d’avoir toute son attention puis elle étreignit sa fille. Constance était une grosse femme brune. Robin était petite, même pour le Covent. Pieds nus, elle atteignait un mètre quarante-cinq pour un poids de trente-cinq kilos. Elle tenait bien peu de sa mère. Elle avait les traits et les cheveux de son père anonyme.
« Robin, commença Constance. Je n’avais jusqu’à présent pas eu besoin de te parler de ces choses mais il le faut bien maintenant. Tu t’apprêtes à partir pour un monde fort différent du nôtre. Il y a là-bas des créatures qu’on appelle des hommes. Elles sont… pas du tout comme nous. Entre leurs jambes se trouve…
— M’man, je sais déjà tout ça. » Robin tenta de se dégager de l’étreinte de sa mère. L’air absent, Constance lui serra l’épaule. Elle considéra sa fille d’un air curieux.
« En es-tu sûre ?
— J’ai vu une image. Je ne vois vraiment pas comment ils peuvent parvenir à faire entrer ça si on n’en a pas envie. »
Constance opina : « Moi-même, je me suis souvent posé la question. » Elle détourna les yeux quelques instants, toussa nerveusement. « Mais qu’importe. Ce qu’il y a de vrai, c’est que la vie à l’extérieur est entièrement fondée sur les désirs de ces hommes. Ils ne songent à rien d’autre qu’à insérer en toi leur pénis. La chose grossit et peut atteindre la grosseur de ton avant-bras et le double en diamètre. Ils te frappent sur la tête et te traînent dans une impasse… ou, j’imagine, dans une pièce vide, enfin, bon, quelque chose comme ça. » Elle fronça les sourcils puis enchaîna rapidement :
« Tu ne dois jamais leur tourner le dos, sinon ils te violent. Et ils peuvent t’occasionner des dommages irréparables. Sou-viens-toi simplement de ceci : tu n’es plus à la maison mais dehors, dans un monde de sauteurs. Ce sont tous des sauteurs ; tout le monde la saute, les hommes comme les femmes.
— J’m’en souviendrai, M’man.
— Et promets-moi de toujours couvrir tes seins et de porter des culottes en public.
— Ben, je suppose que j’en porterais de toute façon, au milieu d’étrangères. » Elle eut un froncement de sourcils : cette idée d’étrangère ne lui était pas familière. Sans pour autant connaître par leur nom toutes ses congénères du Covent, elles étaient par définition toutes ses sœurs. Elle s’était bien attendue à trouver des hommes dans Gaïa mais certainement pas des femmes sauteuses. Quelle idée bizarre.
« Promets-moi.
— C’est promis, M’man. » Robin fut surprise de la force avec laquelle sa mère l’étreignit. Elles s’embrassèrent puis Constance quitta la chambre en hâte.
Robin contempla quelques instants le seuil désert. Puis elle se détourna et finit ses bagages.
5. Prince Charmant
Chris avait suivi le conseil de l’Ambassadrice titanide et lu quelques ouvrages sur Gaïa avant d’embarquer sur le vaisseau qui l’y conduirait. Il n’était pas stupide mais l’organisation n’était pas son fort : il avait si souvent vu ses plans réduits à néant par des crises de folie qu’il avait perdu l’habitude d’en faire.
Il découvrit que Gaïa était loin d’être en tête sur la liste des endroits à visiter dans le système solaire. Il y avait à cela de nombreuses raisons, depuis les procédures douanières déshumanisantes jusqu’à l’absence de liaison en première classe. Il trouva une statistique intéressante : cent cinquante personnes en moyenne débarquaient à Gaïa tous les jours. En repartait un nombre légèrement inférieur. Une partie de la différence correspondait à ceux qui restaient. L’émigration était informelle et Gaïa possédait une colonie humaine de quelques milliers de personnes. Mais une autre partie correspondait aux pertes.
Gaïa avait tendance à attirer les jeunes et les intrépides. Y venaient des hommes et des femmes lassés de l’uniformité terrestre. Ils arrivaient souvent à la fin d’un circuit des établissements humains dans le système solaire où ils avaient pu découvrir toujours la même chose, mais sous des dômes pressurisés. Gaïa offrait un climat terrestre. Ce qui signifiait l’absence de contraintes telles qu’on les trouvait sur des planètes plus hostiles, et un espace vital désormais impossible à trouver sur Terre.
Il apprit des tas de choses sur les Titans en général et sur les enfants de Gaïa près d’Ouranos – qui n’admettaient uniquement que les scientifiques accrédités et parlaient avec condescendance de Gaïa, le Titan toqué. Il étudia la structure physique de Gaïa, consulta des cartes de son intérieur. C’était une roue creuse en rotation munie de six rayons creux également. Même pour des humains élevés dans les colonies spatiales des points de Lagrange, ses dimensions défiaient l’imagination. Son rayon était de 650 kilomètres, son périmètre de 6000. L’espace habitable de la couronne affectait la forme d’un tube creux de 250 kilomètres sur 200 en hauteur. Entre chacun des six rayons se développait un miroir plat incliné de manière à défléchir la lumière solaire vers les fenêtres transparentes qui garnissaient le toit, si bien qu’une partie de la couronne était en permanence éclairée tandis que les zones situées sous les rayons étaient plongées dans une perpétuelle obscurité. Gaïa était habitable sur tout son pourtour ; jusqu’aux rayons qui abritaient la vie, agrippée aux flancs de cylindres hauts de 400 kilomètres. Les cartes de Gaïa étaient peu maniables car seize fois plus longues d’est en ouest que du nord au sud. Pour les consulter convenablement, il était nécessaire d’en raccorder les extrémités pour en faire une boucle, poser le tout sur la tranche et s’asseoir au milieu.
Il était content d’y avoir passé son temps, car Gaïa était pratiquement invisible depuis l’espace. Même en s’entassant avec les autres aux hublots du vaisseau, tandis que celui-ci était happé par les filaments d’abordage, il ne pouvait distinguer grand-chose. À l’exception des miroirs déflecteurs, la surface extérieure était noir mat afin d’absorber le mieux possible la lumière disponible.