Terry Pratchett
Sourcellerie
Dédicace
Il y a bien des années de cela, à Bath, j’ai vu une grosse Américaine remorquer à toute vapeur une énorme valise en tissu écossais montée sur des petites roues grinçantes qui se prenaient dans les fissures du trottoir et donnaient à l’objet un semblant de vie propre. Dès lors le Bagage était né. Mille mercis à cette dame et à tous les habitants de villes telles que Cablectric dans le Nebraska, qu’on n’encouragera jamais assez.
Le présent ouvrage ne contient pas de carte. Ne vous gênez pas pour dresser la vôtre.
Il était une fois un homme qui avait huit fils. Par ailleurs, il ne représentait rien de plus qu’une virgule sur la page de l’Histoire. Triste constat ; c’est hélas tout ce qu’on trouve à dire sur certains individus.
Mais le huitième fils grandit, se maria et engendra huit fils ; et parce qu’il n’existe qu’une seule profession idoine pour un huitième fils de huitième fils, son cadet devint mage. Il devint aussi sage et puissant – puissant, en tout cas –, porta un chapeau pointu et on en serait resté là…
Resté là…
Mais en dépit de la Tradition de la Magie et certainement contre toute raison – excepté les raisons du cœur qui sont enflammées, embrouillées et, disons-le, déraisonnables –, il déserta les écoles de magie, tomba amoureux et se maria, pas nécessairement dans cet ordre-là.
Et il eut sept fils, chacun d’eux au moins aussi puissant dès le berceau que n’importe quel mage au monde.
Puis il en eut un huitième…
Un mage au carré. Une source de magie.
Un sourcelier.
L’orage d’été grondait tout autour des falaises sableuses. Loin en contrebas, la mer suçotait les galets comme un vieillard pourvu d’une seule dent à qui on a donné un bonbon acidulé. Des mouettes se laissaient paresseusement porter au gré des courants ascendants, dans l’attente qu’il se passe quelque chose.
Et le doyen des mages, assis parmi les arméries maritimes et les ruppies bruyantes au bord de la falaise, berçait l’enfant dans ses bras, le regard fixé sur l’océan.
Un nuage noir bouillonnait tout là-bas, il venait vers la terre, et la lumière qu’il poussait devant lui avait cette consistance épaisse de sirop annonciatrice de tempête franchement sérieuse.
Un silence soudain dans son dos le fit se retourner, et il leva des yeux rougis de larmes vers une haute silhouette encapuchonnée vêtue d’une robe noire.
« IPSLORE LE ROUGE ? » s’enquit la silhouette. La voix était aussi caverneuse qu’une grotte, aussi dense qu’une étoile à neutrons.
Ipslore se fendit du sourire affreux de qui succombe brusquement à la folie et offrit l’enfant à l’examen de la Mort.
« Mon fils, dit-il. Je vais l’appeler Thune.
— UN NOM QUI EN VAUT UN AUTRE », fit poliment la Mort. Ses orbites vides se baissèrent sur un petit visage rond nimbé de sommeil. Quoi qu’en dise la rumeur, la Mort n’est pas cruel[1] seulement très, très efficace dans son travail.
« Vous avez pris sa mère », dit Ipslore. Une simple constatation, sans rancœur visible. Dans la vallée derrière les falaises, la demeure d’Ipslore n’était plus qu’une ruine fumante, et le vent qui se levait éparpillait déjà les cendres fragiles parmi les dunes chuintantes.
« C’EST UNE CRISE CARDIAQUE QUI L’A TUÉE, fit la Mort. IL Y A DE PIRES FAÇONS DE MOURIR. Moi, JE TE LE DIS. »
Ipslore tourna un regard aigri vers la mer. « Toute ma magie n’a rien pu faire pour la sauver, dit-il.
— IL EST DES DOMAINES OU MÊME LA MAGIE NE PEUT AGIR.
— Et maintenant vous venez pour l’enfant ?
— NON. L’ENFANT À SA PROPRE DESTINÉE. JE SUIS VENU POUR TOI.
— Ah. » Le mage se mit debout, étendit délicatement le bébé sur l’herbe clairsemée et ramassa un long bourdon qui attendait là. L’objet était fait de métal noir, couvert d’un réseau de sculptures d’or et d’argent qui témoignaient d’un manque de goût aussi onéreux que sinistre ; le métal, c’était de l’octefer, intrinsèquement magique.
« C’est moi qui l’ai fait, vous savez. Ils disaient tous qu’on ne pouvait pas faire un bourdon en métal, qu’il fallait du bois, mais ils avaient tort. J’ai mis beaucoup de moi-même dedans. Je le lui donnerai. »
Il fit amoureusement courir ses mains sur son œuvre qui émit une modulation légère.
Il répéta, presque pour lui seul : « J’ai mis beaucoup de moi-même dedans.
— C’EST UN BON BOURDON », dit la Mort.
Ipslore le brandit en l’air et baissa les yeux sur son huitième fils qui gazouilla.
« Elle voulait une fille », dit-il.
La Mort haussa les épaules. Ipslore lui lança un regard où se mêlaient l’ahurissement et la rage.
« Qu’est-ce qu’il a de spécial ?
— C’EST LE HUITIÈME FILS D’UN HUITIÈME FILS D’UN HUITIÈME FILS », répondit inutilement la Mort. Le vent faisait claquer sa robe, poussait les nuages noirs dans le ciel.
« C’est-à-dire ?
— UN SOURCELIER, TU LE SAIS BIEN. »
Le tonnerre gronda, comme pour lui donner la réplique.
« C’est quoi, sa destinée ? » cria Ipslore par-dessus la tempête qui se levait.
La Mort haussa encore les épaules. Un mouvement qu’il exécutait bien.
« LES SOURCELIERS FORGENT LEUR PROPRE DESTINÉE. ILS TOUCHENT À PEINE TERRE, ILS L’EFFLEURENT. »
Ipslore s’appuya sur le bourdon, tambourina des doigts dessus, comme perdu dans le dédale de ses pensées. Son sourcil gauche se contracta.
« Non, dit-il doucement, non. C’est moi qui vais la lui forger, sa destinée.
— JE TE LE DÉCONSEILLE.
— Taisez-vous ! Et écoutez ce que je vous dis : ils m’ont chassé, avec leurs livres, leurs rituels et leur Tradition ! Ils se prétendaient mages, et ils avaient moins de magie dans tout leur corps plein de graisse que moi dans mon petit doigt ! Banni ! Moi ! Pour avoir montré que j’étais humain ! Qu’est-ce qu’ils seraient, les humains, sans amour ?
— UNE ESPÈCE RARE, dit la Mort. MAIS QUAND MÊME…
— Écoutez ! Ils nous ont repoussés jusqu’ici, au bout du monde, et c’est ça qui l’a tuée, ma femme ! Ils ont voulu me confisquer mon bourdon ! » Ipslore hurlait par-dessus les sifflements du vent.
« Mais il me reste encore du pouvoir, grogna-t-il. Et moi, je dis que mon fils ira à l’Université Invisible, qu’il portera le chapeau d’Archichancelier et que tous les mages du monde s’inclineront devant lui ! Et il leur montrera ce qu’ils ont au fond de leurs cœurs. Leurs cœurs de lâches, de rapaces. Il montrera au monde sa vraie destinée, et il n’y aura pas de magie plus grande que la sienne.
— NON. » Par un étrange phénomène, le mot, lâché calmement, avait retenti plus fort que les rugissements de la tempête. D’un coup, il ramena momentanément Ipslore à la raison.
Le mage se balança d’avant en arrière, indécis. « Quoi ? fit-il.
— J’AI DIT : NON. RIEN N’EST DÉFINITIF. RIEN N’EST ABSOLU. SAUF MOI, ÉVIDEMMENT. JOUER COMME ÇA AVEC LE SORT RISQUERAIT DE CONDUIRE LE MONDE À SA PERTE. IL FAUT LAISSER UNE CHANCE, MÊME PETITE. LES JURISTES DU DESTIN EXIGENT UNE ÉCHAPPATOIRE DANS CHAQUE PROPHÉTIE. »
Ipslore fixa le visage implacable de la Mort.
« Faut que je leur donne une chance ?
— Oui. »
Tap, tap, tap, firent les doigts d’Ipslore sur le métal du bourdon. « Alors ils auront leur chance, dit-il, le jour où il gèlera en enfer.
— NON. JE NE SUIS PAS AUTORISÉ À T’ÉCLAIRER, MÊME INDIRECTEMENT, SUR LES TEMPÉRATURES QUI ONT COURS DANS L’AUTRE MONDE.