« Ma petite dame, fit-il désespérément. À quoi vous jouez ?
— Il existe un moyen d’atteindre le toit ?
— Oui. Il y a quoi, dans cette boîte ?
— Chhh ! »
Elle fit halte à un détour du couloir miteux, plongea la main dans une bourse à sa ceinture et sema une poignée de petits objets de métal par terre derrière eux. Chacun était formé de quatre clous soudés ensemble, si bien qu’il y en avait toujours un à pointer en l’air, quel que soit le côté où tombait le bidule.
Elle considéra d’un œil dur la porte la plus proche.
« Vous n’avez pas un mètre de fil à fromage sur vous, j’imagine ? » fit-elle tristement. Elle avait tiré un autre couteau de jet qu’elle lançait en l’air et rattrapait.
« Je ne crois pas, répondit faiblement Rincevent.
— Dommage. Je n’en ai plus. Bon, venez.
— Pourquoi ? Je n’ai rien fait, moi ! »
Elle s’approcha de la fenêtre voisine, ouvrit les volets d’une poussée et s’arrêta, une jambe sur le rebord.
« Très bien, dit-elle par-dessus son épaule. Restez ici et expliquez-vous avec les gardes.
— Pourquoi ils vous courent après ?
— Je ne sais pas.
— Bah, allons donc ! Il y a forcément une raison !
— Oh, des tas, même. Seulement, je ne sais pas laquelle. Alors, vous venez ? »
Rincevent hésitait. Les gardes personnels du Patricien n’étaient pas réputés pour leur tendresse dans le maintien de l’ordre, ils préféraient tailler dans le vif. Entre autres choses qu’ils voyaient d’un mauvais œil il y avait, disons, fondamentalement, le fait qu’on respire le même air qu’eux. Vouloir leur échapper risquait fort de relever du crime capital.
« Je crois que je vais peut-être vous accompagner, dit-il galamment. On ne sait pas ce qui peut arriver à une fille seule dans cette ville. »
Un brouillard glacial envahissait les artères d’Ankh-Morpork. Les flambeaux des marchands ambulants formaient de petits halos jaunes dans la marée suffocante.
La fille jeta un coup d’œil à un angle de rue.
« On les a semés, dit-elle. Arrêtez de trembler. Vous êtes à l’abri maintenant.
— Quoi ? Vous voulez dire que je me retrouve tout seul avec une maniaque homicide ? fit Rincevent. Bravo. »
Elle se détendit et se moqua de lui.
« Je vous ai observé, dit-elle. Il y a une heure, vous aviez peur que votre avenir soit triste et sans intérêt.
— Et si, moi, j’ai envie qu’il soit triste et sans intérêt ? répliqua amèrement Rincevent. Plutôt que triste, j’ai peur qu’il soit mortel.
— Tournez-vous, ordonna-t-elle en entrant dans une ruelle.
— Jamais de la vie !
— Je vais me déshabiller. »
Rincevent pivota d’un bloc, la figure rouge. Il entendit un froufroutement dans son dos et une bouffée de parfum lui flatta les narines. Au bout d’un moment elle annonça : « Vous pouvez regarder maintenant. »
Il n’en fit rien.
« N’ayez crainte. J’ai passé d’autres vêtements. »
Il ouvrit les yeux. La fille portait une robe sage de dentelle blanche aux manches bouffantes du plus charmant effet. Il ouvrit la bouche. Il comprit avec une lucidité absolue qu’il n’avait connu jusqu’à présent que des ennuis simples, raisonnables, qui lui laissaient une bonne chance de s’en tirer par le boniment ou, à défaut, un démarrage sur les chapeaux de roues avec quelques mètres d’avance. Son cerveau entreprit d’envoyer des messages urgents à ses muscles sprinteurs, mais avant qu’ils n’arrivent à destination la fille lui avait à nouveau saisi le bras.
« Ne soyez pas si nerveux, il n’y a vraiment pas de quoi, dit-elle d’une voix douce. Bon, voyons voir ce machin. »
Elle retira le couvercle de la boîte ronde dans les mains dociles de Rincevent et sortit le chapeau de l’Archichancelier. Les octarines autour de la calotte flamboyèrent des huit couleurs du spectre, produisant dans la ruelle embrumée une impression que seul un très bon professionnel des effets spéciaux bardé de toute une batterie de filtres arriverait à obtenir sans recourir à la magie. Quand elle le brandit bien haut, il créa sa propre nébuleuse de couleurs que très peu de gens contemplent normalement dans des circonstances licites.
Rincevent s’affaissa doucement à genoux.
Elle baissa les yeux sur lui, intriguée.
« Plus de jambes ?
— C’est… c’est le chapeau. Le chapeau de l’Archichancelier », dit-il d’une voix rauque. Ses yeux s’étrécirent. « Vous l’avez volé ! s’écria-t-il alors qu’il se relevait à grand-peine et cherchait à saisir le bord scintillant.
— Ce n’est qu’un chapeau.
— Donnez-le moi tout de suite ! Faut pas que les femmes le touchent ! Il appartient aux mages !
— Pourquoi vous mettre dans cet état ? » demanda-t-elle.
Rincevent ouvrit la bouche. Rincevent ferma la bouche.
Il voulait dire : C’est le chapeau de l’Archichancelier, vous ne comprenez pas ? C’est le chef de tous les mages qui le porte, enfin… le chef du chef de tous les mages, non, métaphoriquement, ce sont tous les mages qui le portent, potentiellement, en tout cas, et c’est à ça qu’aspire tout mage, c’est le symbole de la magie organisée, le pinacle de la profession, un symbole, voilà ce qu’il représente pour tous les mages…
Et ainsi de suite. Rincevent avait entendu l’histoire du chapeau dès son premier jour à l’Université, et elle s’était enfoncée dans son esprit impressionnable comme un bloc de plomb dans de la gelée. Il n’était pas sûr de grand-chose en ce monde, mais il ne doutait pas une seconde de l’importance du chapeau de l’Archichancelier. Peut-être que les mages ont eux aussi besoin d’un peu de magie dans l’existence.
Rincevent, fit le chapeau.
Rincevent fixa la fille. « Il m’a parlé !
— Comme une voix dans votre tête ?
— Oui !
— Il m’a fait ça, à moi aussi.
— Mais il connaît mon nom ! »
Évidemment que nous le connaissons, imbécile. Nous sommes censément un chapeau magique, après tout.
La voix du chapeau n’était pas seulement étoffée. Elle avait aussi un curieux effet choral, comme si tout un tas de voix parlaient en même temps, dans un unisson quasi parfait.
Rincevent se ressaisit.
« Ô grand et merveilleux chapeau, fit-il pompeusement, foudroie cette impudente qui a eu l’audace, que dis-je ? la…»
Oh, ferme ça. Elle nous a volé parce que nous le lui avons ordonné. Il s’en est fallu de peu, d’ailleurs.
« Mais c’est une…» Rincevent hésita. « Elle est du genre féminin…» fit-il entre ses dents.
Ta mère aussi.
« Oui, c’est vrai, mais elle s’est sauvée avant ma naissance », marmonna-t-il.
Ce ne sont pourtant pas les tavernes mal famées qui manquent en ville, mais il a fallu que tu choisisses la sienne, se plaignit le chapeau.
« C’est le seul mage que j’ai trouvé, répondit la fille. Il avait la tête de l’emploi. Y avait MAJE écrit sur son chapeau et tout. »
Ne crois pas tout ce que tu lis. N’importe comment, c’est trop tard maintenant. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
« Hé là, hé là, fit très vite Rincevent. C’est quoi, cette histoire ? Vous vouliez qu’elle vous vole ? Pourquoi on n’a pas beaucoup de temps ? » Il pointa un doigt accusateur sur le chapeau. « De toutes façons, vous ne pouvez pas vous amuser à vous faire voler, vous êtes censé… vous trouver sur la tête de l’Archichancelier ! La cérémonie a eu lieu ce soir, j’aurais dû y assister…»
Il se passe quelque chose d’effroyable à l’Université. Il est vital qu’on ne nous reprenne pas, tu comprends ? Il faut nous conduire en Klatch, il y a là-bas une tête digne de nous porter.