« De toutes façons, les femmes n’ont pas le droit d’entrer après la tombée de la nuit, dit-il.
— Et avant ?
— Avant non plus. »
Conina soupira. « C’est idiot. Qu’est-ce que vous autres, les mages, vous avez contre les femmes, alors ? »
Le front de Rincevent se plissa. « On n’est pas censés avoir quoi que soit contre les femmes, dit-il. Justement. »
De sinistres brumes grises déferlaient sur les docks de Morpork ; elles dégoulinaient des gréements, se lovaient autour des toits en goguette, se tapissaient dans les ruelles. Certains tenaient les docks, la nuit, pour encore plus dangereux que les Ombres. Deux sonneurs, un chapardeur et un type qui avait simplement tapé Conina sur l’épaule pour lui demander l’heure s’en étaient déjà rendu compte.
« Ça ne vous ennuie pas si je vous pose une question ? demanda Rincevent, enjambant l’infortuné piéton qui gisait recroquevillé sur sa douleur intime.
— Oui ?
— Je veux dire, je ne voudrais pas vous froisser.
— Oui ?
— C’est seulement que je ne peux pas m’empêcher de remarquer…
— Hmm ?
— Vous avez une manière bien à vous avec les étrangers. » Rincevent se baissa brusquement, mais rien ne se produisit.
« Qu’est-ce que vous faites par terre ? demanda Conina d’un air irrité.
— Pardon.
— Je sais ce que vous pensez. C’est plus fort que moi, je tiens ça de mon père.
— Qui c’était, donc ? Cohen le Barbare ? » Rincevent eut un grand sourire pour montrer qu’il blaguait. Du moins, sa bouche s’étira en un pitoyable arc de cercle.
« Pas de quoi rire, le mage.
— Quoi ?
— Je n’y suis pour rien. »
Les lèvres de Rincevent bougèrent sans un bruit. « Pardon, dit-il. Est-ce que j’ai bien compris ? Votre père, c’est vraiment Cohen le Barbare ?
— Oui. » La fille regarda le mage de travers. « Faut bien qu’on ait tous un père, ajouta-t-elle. Même vous, non ? »
Elle passa la tête à un angle de rue.
« La voie est libre. Venez », dit-elle. Puis, alors qu’ils foulaient à grands pas les pavés humides, elle reprit : « J’imagine que votre père, à vous, devait être mage.
— Ça m’étonnerait, fit Rincevent. On ne laisse pas la magie se transmettre dans les familles. » Il se tut. Il connaissait Cohen, il avait même été invité à l’un de ses mariages lorsqu’il avait épousé une fille de l’âge de Conina ; on pouvait reconnaître au héros qu’à chaque heure il faisait le plein de minutes. « Y en a beaucoup qui voudraient ressembler à Cohen, je veux dire : c’était le meilleur guerrier, le plus grand voleur, il…
— Beaucoup d’hommes », le coupa sèchement Conina. Elle s’adossa contre un mur et le considéra, l’œil mauvais.
« Écoutez, dit-elle. Il existe un mot assez long, voyez, une vieille sorcière m’en a parlé… je n’arrive pas à le retrouver… Vous autres, les mages, vous connaissez ça, les mots longs. »
Rincevent pensa à des mots longs. « Marmelade ? » proposa-t-il.
Elle fit non d’une tête irritée. « Ça veut dire ce qu’on tient de ses parents. »
Rincevent fronça les sourcils. Il n’était pas très bon sur la question des parents.
« Kleptomanie ? Récidiviste ? hasarda-t-il.
— Ça commence par un h.
— Hédonisme ? fit Rincevent en désespoir de cause.
— Herridéterre, dit Conina. La sorcière me l’a expliqué. Ma mère était danseuse dans le temple de je ne sais plus quel dieu fou, mon père l’a sauvée, et… ils sont restés un moment ensemble. Il paraît que c’est d’elle que je tiens mon physique.
— Très joli, d’ailleurs », fit Rincevent, d’une galanterie lamentable.
Elle rougit. « Oui, bon, mais de lui, j’ai hérité des muscles qui pourraient servir d’amarres aux bateaux, des réflexes de serpent sur une plaque chauffante, une envie irrésistible de voler et l’impression affreuse d’être forcée, à chaque fois que je rencontre quelqu’un, de lui planter un couteau dans l’œil à trente mètres, ajouta-t-elle avec un soupçon de fierté.
— Bon sang !
— Ç’a tendance à décourager les hommes.
— Ben, y a de quoi, dit faiblement Rincevent.
— Je veux dire, quand il s’en rend compte, c’est très dur de retenir un petit ami.
— Sauf par la gorge, j’imagine.
— Pas vraiment indiqué pour bâtir une relation durable.
— Non. Je vois ça, dit Rincevent. N’empêche, c’est drôlement bien quand on veut devenir une voleuse barbare célèbre.
— Mais pas quand on veut devenir coiffeuse.
— Ah. »
Ils s’absorbèrent dans la contemplation de la brume.
« C’est vrai ? Coiffeuse ? » fit Rincevent.
Conina soupira.
« Pas beaucoup de demandes pour les coiffeuses barbares, j’imagine, reprit Rincevent. Je veux dire, un shampooing-décapitation, ça ne tente personne.
— L’ennui, c’est qu’à chaque fois que je vois une manucure, j’ai une envie terrible de distribuer autour de moi des coups de repousse-peaux à deux mains. D’épée, quoi », dit Conina.
Rincevent soupira. « Je sais ce que c’est. Moi, je voulais être mage.
— Mais vous en êtes un, mage.
— Ah. Ben, évidemment, mais…
— Taisez-vous ! »
Rincevent se retrouva plaqué contre le mur, où un filet de brume condensée se mit inexplicablement à lui couler le long du cou. Un large couteau de jet était mystérieusement apparu dans la main de Conina ; la jeune femme se tenait ramassée comme une bête de la jungle ou, pire encore, comme un humain de la jungle.
« Qu’est-ce… commença Rincevent.
— La ferme ! siffla-t-elle. Y a quelque chose qui vient ! »
Elle se releva d’un seul mouvement fluide, pivota sur une jambe et fit voler le couteau.
Il y eut un unique coup sourd qui rendit un son creux de bois.
Conina restait sans bouger, le regard fixe. Pour une fois, le sang héroïque qui lui battait dans les veines, qui noyait toutes ses chances d’une existence en tablier rose, se trouvait complètement à court.
« Je viens de tuer un coffre en bois », dit-elle.
Rincevent passa l’œil au coin.
Immobile dans la rue mouillée, le couteau encore vibrant dans son couvercle, le Bagage fixait la jeune femme. Puis il changea légèrement sa position – ses petites jambes exécutèrent un pas de tango compliqué – et fixa Rincevent. Le Bagage n’avait pas de visage, en dehors d’une serrure et de deux gonds, mais il savait mieux fixer que tout un rocher d’iguanes. Il aurait fait baisser les yeux de verre d’une statue. Question de se donner un air trahi pathétique, le Bagage renvoyait broyer du noir dans sa niche l’épagneul moyen qui vient d’écoper d’un coup de pied. Il se hérissait de plusieurs pointes de flèches et lames d’épées brisées.
« C’est quoi ? souffla Conina.
— Rien que le Bagage, répondit Rincevent d’une voix lasse.
— Il est à vous ?
— Pas vraiment. Plus ou moins.
— Il est dangereux ? »
Le Bagage se tourna dans un frottement de pieds pour la fixer à nouveau.
« Là-dessus, il y a deux écoles de pensée, fit Rincevent. Certains disent qu’il est dangereux, et d’autres qu’il est très dangereux. Vous en dites quoi, vous ? »
Le Bagage souleva son couvercle d’un poil.
Le Bagage était taillé dans le bois du poirier savant, un végétal si magique qu’il avait presque disparu du Disque et ne survivait que dans une ou deux régions ; c’était une sorte d’épilobe laurier-rose, seulement, lui ne poussait pas sur les sites bombardés mais sur ceux qui avaient connu de fortes consommations de magie. Les bâtons des mages étaient traditionnellement en poirier savant ; ainsi que le Bagage.