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Entre autres qualités magiques, le Bagage en avait une toute bête et immédiate : il suivait son propriétaire adoptif partout. Non pas partout dans un quelconque ensemble de dimensions, pays, univers ou existence. Partout tout court. C’était à peu près aussi simple de s’en débarrasser que d’un rhume de cerveau ; il était d’ailleurs considérablement plus désagréable.

Le Bagage protégeait aussi à l’extrême son propriétaire. Il serait difficile de décrire son attitude envers le reste de la création, mais l’on pourrait partir de l’expression « malveillance de merde » et développer.

Conina considéra le couvercle. Il ressemblait beaucoup à une bouche. « Je crois que j’opterais pour « mortellement dangereux », dit-elle.

— Il aime les chips, la renseigna spontanément Rincevent avant d’ajouter : Enfin, c’est un peu exagéré. Il mange les chips.

— Et les gens ?

— Oh, les gens aussi. Une quinzaine jusqu’à présent, je crois.

— Bons ou mauvais ?

— Juste morts, je crois. Il fait aussi la lessive, vous mettez vos vêtements dedans et ils ressortent lavés et repassés.

— Et tachés de sang ?

— Vous savez, c’est ça le plus drôle, fit Rincevent.

— Le plus drôle ? répéta Conina dont les yeux ne quittaient pas le Bagage.

— Oui, parce que, vous voyez, l’intérieur n’est pas toujours pareil, il est comme qui dirait multidimensionnel, et…

— Qu’est-ce qu’il pense des femmes ?

— Oh, il n’est pas difficile. L’année dernière, il a mangé un livre de sortilèges. L’a fait la tête trois jours, puis l’a recraché.

— C’est horrible, fit Conina qui recula.

— Oh, oui, dit Rincevent, absolument.

— Je parle de sa façon de fixer les gens !

— Il y arrive bien, hein ? »

Nous devons aller en Klatch, fit une voix depuis la boîte à chapeau. L’un de ces bateaux fera l’affaire. Réquisitionne-le.

Rincevent regarda les formes incertaines, enguirlandées de brume qui se devinaient dans le brouillard sous une forêt de gréements. Ici et là une lueur voguait en l’air comme une boule de lumière tamisée dans l’obscurité.

« Difficile de désobéir, hein ? fit Conina.

— J’essaye », dit Rincevent. La sueur lui picotait le front.

Monte à bord, maintenant, dit le chapeau. Les pieds du mage commencèrent à se traîner de leur propre volonté.

« Pourquoi vous me faites ça, à moi ? » gémit-il.

Parce que je n’ai pas le choix. Crois-moi, si j’avais pu trouver un mage de huitième niveau, j’aurais préféré. Il ne faut pas qu’on me porte !

« Pourquoi donc ? Vous êtes le chapeau de l’Archichancelier. »

Et par ma voix parlent tous les Archichanceliers qui ont jamais vécu. Je suis l’Université. Je suis la Tradition. Je suis le symbole de la magie entre les mains des hommes… Et je ne coifferai pas la tête d’un sourcelier ! Il ne faut plus qu’il y ait de sourcelier ! Le monde est trop épuisé pour la sourcellerie !

Conina toussa.

« Vous y avez compris quelque chose, vous ? dit-elle prudemment.

— Un peu, mais je n’y ai pas cru », répondit Rincevent. Ses pieds restèrent fermement rivés aux pavés.

Ils m’ont traité de chapeau de paille ! La voix était lourde de sarcasme. Des mages gras qui trahissent tout ce qu’a jamais représenté l’Université, et ils m’ont traité de chapeau de paille ! Rincevent, je te l’ordonne. Et vous aussi, madame. Servez-moi bien et j’exaucerai votre plus cher désir.

« Comment pourrez-vous exaucer mon plus cher désir si le monde court à sa perte ? »

Le chapeau parut réfléchir. Ben, avez-vous un plus cher désir qui ne prend que deux ou trois minutes ?

« Dites donc, comment vous arrivez à faire de la magie ? Vous n’êtes qu’un…» La voix de Rincevent expira.

Je suis la magie. La vraie magie. D’ailleurs, on ne coiffe pas quelques-uns des plus grands mages du monde pendant deux mille ans sans apprendre quelques trucs. Bon. Nous devons fuir.

Mais dignement, bien sûr.

Rincevent lança un regard pathétique à Conina qui haussa une fois de plus les épaules.

« Est-ce que je sais, moi ? fit-elle. Ça ressemble à une aventure. Je suis condamnée à vivre des aventures, je le crains. C’est ça, la génétique[10].

— Mais moi, je ne vaux rien en aventures ! Croyez-moi, j’en ai connu des dizaines ! » gémit Rincevent.

Ah. De l’expérience, dit le chapeau.

« Non, vraiment, je suis un sale poltron, je m’enfuis tout le temps. » La poitrine de Rincevent se souleva. « Le danger m’a vu l’arrière du crâne, oh, des centaines de fois ! »

Je ne veux pas que tu affrontes le danger.

« Parfait ! »

Je veux que tu évites le danger.

Rincevent s’affaissa.

« Pourquoi moi ? » geignit-il.

Pour le bien de l’Université. Pour l’honneur de la magie. Pour l’avenir du monde. Pour ton plus cher désir. Et je te gèle tout vif si tu ne m’obéis pas.

Rincevent poussa un soupir qui ressemblait à du soulagement. Il était imperméable aux pots-de-vin, à la cajolerie, aux appels à ses bons sentiments. Mais les menaces, ça, les menaces, il connaissait. Il savait où il allait, avec les menaces.

* * *

Le soleil se leva sur le Jour des Petits Dieux comme un œuf mal poché. La brume était descendue sur Ankh-Morpork en serpentins d’or et d’argent, humide, tiède, silencieuse. On entendait le grondement lointain d’un orage d’été sur les plaines. On aurait dit qu’il faisait plus chaud que la normale.

Les mages s’accordaient souvent une grasse matinée.

Ce jour-là, pourtant, nombre d’entre eux s’étaient levés tôt et ils erraient sans but dans les couloirs. Ils sentaient du changement dans l’air.

L’Université se remplissait de magie.

Bien entendu, elle en était de toutes façons ordinairement pleine, pleine d’une vieille magie bonasse, aussi excitante et dangereuse qu’une charentaise. Mais son antique texture en charriait désormais une nouvelle, une magie aux dents de scie, vibrante, éclatante et froide comme le feu cométaire. Elle suintait à travers les pierres et crépitait sur les arêtes vives comme de l’électricité statique sur le tapis de nylon de la Création. Elle bourdonnait, elle grésillait. Elle frisottait les barbes des mages, s’échappait en minces volutes de fumée octarine de doigts qui n’avaient rien accompli de plus magique en trois décennies qu’une petite hallucination. Comment décrire l’effet produit avec tact et distinction ? La plupart des mages se retrouvaient dans la situation du vieillard qui, inopinément en présence d’une belle jeune femme, découvre avec horreur, ravissement et surprise que la chair est subitement en d’aussi bonnes dispositions que l’esprit.

Et dans les salles et couloirs de l’Université un mot circulait à voix basse : Sourcellerie !

Quelques mages s’essayaient en douce à des sortilèges qu’ils cherchaient vainement à maîtriser depuis des années, et ils les voyaient, émerveillés, se réaliser à la perfection. D’abord timidement, puis avec confiance, ensuite avec des cris de joie, ils se lançaient des boules de feu, sortaient des tourterelles vivantes de leurs chapeaux, ou faisaient pleuvoir des paillettes multicolores du néant.

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10

L’étude de la génétique sur le Disque avait tourné court très tôt, lorsque les mages avaient tenté un croisement expérimental entre des cobayes aussi connus que la mouche du vinaigre et le pois de senteur. Ils n’avaient malheureusement pas saisi parfaitement les principes essentiels, et le résultat – une espèce d’haricot vert qui bourdonnait – avait mené une existence aussi triste que brève avant de se faire avaler par une araignée de passage.