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Un silence bref, lourd et songeur emplit la salle.

« J’ai l’impression, moi, reprit Thune, que les mages ne dirigent que les mages. Qui dirige dans la réalité du dehors ?

— Pour ce qui concerne la cité, ce serait le Patricien, le seigneur Vétérini, avança Cardant avec prudence.

— Et c’est un dirigeant juste et honnête ? »

Cardant réfléchit. On prétendait le réseau d’espions du Patricien de tout premier ordre. « Je dirais, fit-il en pesant ses mots, qu’il est injuste et malhonnête, mais scrupuleusement impartial. Il est injuste et malhonnête envers tout le monde, ni la peur ni les faveurs n’ont prise sur lui.

— Et ça vous satisfait ? » demanda Thune.

Cardant s’efforça de ne pas croiser le regard de Gauchet.

« Là n’est pas la question, répondit-il. J’imagine qu’on n’y a pas beaucoup réfléchi. La véritable vocation d’un mage, tu vois…

— C’est vrai que les sages acceptent de se laisser diriger comme ça ? »

Cardant grogna. « Bien sûr que non ! Ne sois pas bête ! On le tolère, seulement. C’est ça, la sagesse, tu le verras quand tu seras grand, il faut attendre son heure…

— Où il est, ce Patricien ? J’aimerais le rencontrer.

— On peut arranger ça, évidemment, dit Cardant. Le Patricien a toujours la bonté d’accorder des entretiens aux mages, et…

— Là, c’est moi qui vais lui accorder un entretien, dit Thune. Faut qu’il apprenne que les mages ont assez attendu leur heure. Reculez-vous, s’il vous plaît. »

Il pointa son bourdon.

* * *

Le dirigeant temporel de la cité tentaculaire d’Ankh-Morpork, assis dans son fauteuil au pied des marches qui menaient au trône, cherchait des traces d’informations dans ses rapports de renseignements. Le trône était vide depuis plus de deux mille ans, depuis la mort du dernier de la lignée des rois ankhiens. La légende disait qu’un jour la cité aurait à nouveau un monarque et parlait d’épées magiques, de taches de vin et de tout le fatras qu’on débite dans ces cas-là.

En fait, la seule véritable qualification aujourd’hui, c’était la capacité de rester en vie plus de cinq minutes après avoir révélé l’existence d’épées magiques ou de taches de naissance, parce que les grandes familles marchandes d’Ankh qui dirigeaient la ville depuis les vingt derniers siècles avaient autant envie de renoncer au pouvoir que la bernique moyenne de lâcher son rocher.

Le Patricien actuel, chef de l’immensément riche et puissante famille Vétérini, était grand, mince et d’extérieur aussi froid qu’un pingouin mort. Rien qu’à le voir, on le sentait du genre à garder un chat blanc près de lui et à le caresser négligemment tout en condamnant des gens à mourir dans une cuve de piranhas ; on l’imaginait même, pour faire bon poids, collectionneur de porcelaine délicate et rare qu’il devait manipuler de ses doigts diaphanes tandis que des cris lointains remontaient en écho du fin fond des oubliettes. Un homme capable de prononcer le mot « exquis » sans desserrer les dents. Du type, quand il clignait des yeux, à donner envie de cocher l’événement sur le calendrier.

En vérité, quasiment rien de ce qui précède ne s’appliquait à lui, mais il avait cependant un petit terrier à poil dur d’un âge excessivement respectable du nom de Karlou, qui sentait mauvais et soufflait à la figure des visiteurs. On racontait que rien au monde que son chien ne l’intéressait véritablement. Il faisait bien de temps en temps torturer des gens à mort dans des souffrances horribles, mais on considérait pareille conduite comme parfaitement normale pour une autorité municipale, et dans l’ensemble l’écrasante majorité des citoyens l’approuvait[11]. Les habitants d’Ankh ont le sens pratique ; ils se disaient que le décret du Patricien qui interdisait théâtre de rue et artistes mimes arrangeait bien des choses. Il n’était pas pour le régime de la terreur, seulement pour une petite diète de temps en temps.

Le Patricien soupira et posa le dernier rapport au sommet du gros tas près du fauteuil.

Quand il était petit garçon, il avait vu un forain capable de faire tourner en même temps une douzaine d’assiettes en l’air. Si l’homme y était parvenu avec une centaine, estimait le seigneur Vétérini, il aurait pu prétendre aborder les premiers rudiments de l’art d’administrer Ankh-Morpork, une ville qu’on avait autrefois comparée à une termitière renversée, mais sans les agréments.

Il jeta un coup d’œil par la fenêtre à la colonne lointaine de la Tour de l’Art, centre de l’Université Invisible, et se demanda confusément si un de ces vieux fous assommants finirait un jour par trouver un meilleur moyen de collationner toute cette paperasserie. Non, bien sûr, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’un mage comprenne quoi que ce soit d’aussi fondamental que l’espionnage municipal élémentaire.

Il soupira encore et prit la transcription de ce que le président de la Guilde des Voleurs avait déclaré à son adjoint, à minuit, dans la pièce insonorisée cachée derrière le bureau de ses quartiers généraux, et…

Se retrouva dans la Grande Sa…

Ne se retrouva pas dans la Grande Salle de l’Université Invisible, où il avait assisté à des dîners interminables, mais des tas de mages l’entouraient et ils étaient…

… différents.

Comme la Mort, à qui certains des citoyens les plus malchanceux de la cité trouvaient qu’il ressemblait beaucoup, le Patricien ne se mettait jamais en colère avant d’avoir pris le temps d’y réfléchir. Mais il réfléchissait parfois très vite.

Il fit du regard le tour de l’assemblée de mages ; quelque chose en eux lui étouffa ses protestations indignées dans la gorge. Ils avaient l’air de moutons qui tombaient soudain sur un loup pris au piège au moment où ils apprenaient que l’union faisait la force.

Quelque chose dans leurs yeux…

« Que signifie cet outr… hésita-t-il avant de conclure : … ceci ? Une bonne farce en l’honneur du Jour des Petits Dieux, c’est ça ? »

Ses yeux pivotèrent pour croiser ceux d’un jeune garçon qui tenait un long bourdon de métal. L’enfant souriait ; le Patricien n’avait jamais vu sourire plus vieux.

Cardant toussa.

« Monseigneur, commença-t-il.

— Allez-y, mon vieux », jeta le seigneur Vétérini.

Cardant avait parlé d’un air embarrassé, mais le ton du Patricien était un peu trop péremptoire. Les phalanges du mage blanchirent.

« Je suis mage de huitième niveau, fit-il calmement, et vous ne prendrez pas ce ton-là avec moi.

— Bien dit, approuva Thune.

— Conduisez-le aux oubliettes, ordonna Cardant.

— On n’a pas d’oubliettes, objecta Duzinc. C’est une université.

— Alors conduisez-le dans les caves, fit sèchement Cardant. Et pendant que vous y êtes, creusez donc des oubliettes.

— Avez-vous une petite idée de ce que vous faites ? demanda le Patricien. J’exige de savoir ce que signifie tout ce…

— Vous n’exigerez rien du tout, le coupa Cardant. Et ça signifie qu’à partir de maintenant ce sont les mages qui vont gouverner, comme il était prévu. À présent conduisez…

— Vous ? Gouverner Ankh-Morpork ? Des mages à peine capables de se gouverner tout seuls ?

— Oui ! » Cardant sentait bien qu’il ne devait pas conclure sur cette réplique mais il avait encore plus conscience que le chien Karlou, téléporté en même temps que son maître, s’était approché en se dandinant et lui examinait les chaussures de sa vue basse.

« Alors tous les vrais sages préféreront la sécurité d’une oubliette bien profonde, dit le Patricien. À présent vous allez arrêter vos sottises et me renvoyer dans mon palais, et il n’est pas impossible que nous ne parlions plus de tout ça. Ou du moins que vous n’en ayez pas l’occasion. »

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11

L’écrasante majorité des citoyens étant définie dans ce cas comme tous ceux qui ne pendent pas d’ores et déjà par les pieds au-dessus d’une fosse à scorpions.