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Bon sang.

« Mais je ne suis pas Archichancelier, moi ! fit Rincevent. Je veux dire, garder la tête froide c’est bien, mais…»

J’ai besoin de tes yeux. Maintenant, porte-moi. Sur ta tête.

« Hum. »

Fais-moi confiance.

Rincevent ne pouvait pas désobéir. Il ôta avec précaution son chapeau gris fatigué, en contempla avec regret l’étoile ébouriffée et sortit celui de l’Archichancelier de sa boîte. Il avait l’air plus lourd qu’il n’aurait cru. Les octarines autour de la calotte luisaient faiblement.

Il l’abaissa doucement sur sa nouvelle coupe, les doigts fermement accrochés au bord au cas où il sentirait les premières atteintes du froid.

Il se sentit tout bonnement incroyablement léger. Il avait aussi une impression de grand savoir et de grand pouvoir… Rien de vraiment consistant mais disons, pour parler métaphoriquement, que son esprit l’avait sur le bout de la langue.

Des bribes étranges de souvenirs voltigèrent dans sa tête, des souvenirs qu’il ne se rappelait pas s’être déjà rappelés. Il les sonda délicatement, comme lorsqu’on touche une dent creuse avec… Et il les vit…

Deux cents Archichanceliers défunts, à la queue leu leu en une file qui s’amenuisait pour se perdre dans le passé plombé et glacial, l’observaient de leurs yeux gris sans expression.

C’est pour ça, tout ce froid, se dit-il, la chaleur passe dans le monde des morts. Oh, non…

Lorsque le chapeau parla, le mage vit remuer deux cents paires de lèvres blêmes.

Qui tu es, toi ?

Rincevent, songea Rincevent. Et dans les recoins de son cerveau il s’efforça de penser pour lui tout seul : au secours.

Il sentit ses genoux commencer à se déformer sous le poids des siècles.

C’est comment, quand on est mort ? songea-t-il.

La mort n’est rien d’autre qu’un sommeil, dit l’un des mages défunts.

Mais quelle impression ça fait ? resongea Rincevent.

Tu vas avoir une occasion inespérée de le découvrir quand ces canots de guerre vont arriver, Rincevent.

Avec un glapissement de terreur il leva aussitôt les bras et s’arracha le chapeau de la tête. La réalité vivante et les sons lui revinrent en foule, mais comme on martelait furieusement un gong tout près de son oreille, ça ne valait guère mieux. Maintenant tout le monde voyait les canots qui fendaient les flots dans un silence fantomatique. Les silhouettes vêtues de noir qui maniaient les pagaies auraient dû pousser des cris et des hurlements ; sans rien changer à la situation, ça aurait paru davantage de circonstance. Le silence témoignait d’une intention déplaisante.

« Dieux, c’était affreux, dit-il. Remarquez, ça aussi. »

Des membres de l’équipage cavalaient sur le pont, coutelas au poing. Conina tapota Rincevent sur l’épaule.

« Ils vont essayer de nous prendre vivants, dit-elle.

— Oh, fit faiblement Rincevent. Bien. »

Puis il se rappela autre chose à propos des marchands d’esclaves klatchiens, et son gosier se dessécha.

« Vous… c’est surtout après vous qu’ils en auront, dit-il. J’ai entendu parler de ce qu’ils font…

— Est-ce que je sais, moi ? » lança Conina. À la grande horreur de Rincevent, elle n’avait pas l’air d’avoir trouvé d’arme.

« Ils vont vous enfermer dans un sérail ! »

Elle haussa les épaules. « Pourrait être pire.

— Mais c’est plein de pointes partout, et quand ils ferment la porte…» hasarda Rincevent. Les canots étaient à présent assez près pour qu’on distingue les mines résolues des rameurs.

« Ça, ce n’est pas un sérail. C’est une vierge de fer. Vous ne savez donc pas ce que c’est, un sérail ?

— Euh…»

Elle lui expliqua. Il s’empourpra.

« N’importe comment, faudra qu’ils me capturent d’abord, fit Conina d’un air collet monté. C’est plutôt vous qui devriez vous inquiéter.

— Pourquoi moi ?

— Vous êtes le seul autre à porter une robe. »

Rincevent prit la mouche. « C’est une robe de mage…

— De mage, de femme… j’espère pour vous qu’ils font la différence. »

Une main comme un régime de bananes avec des bagues s’abattit sur l’épaule de Rincevent et le fit pivoter. Le capitaine, un Axlandais taillé d’après un patron d’ours, lui adressa un sourire rayonnant à travers une toison de poils faciaux.

« Hah ! fit-il. Ils savent pas qu’à bord un mage on a ! Pour allumer dans leurs ventres le feu qui brûle vert ! Hah ? »

La forêt sombre de ses sourcils se plissa lorsqu’il comprit que Rincevent n’était pas tout à fait prêt à lancer une magie vengeresse sur les envahisseurs.

« Hah ? insista-t-il en mettant dans cette seule syllabe l’effet de tout un chapelet de menaces à cailler les sangs.

— Oui, ben, je… je me ceins les reins, voilà, dit Rincevent. C’est ce que je fais. Je me les ceins. Le feu vert, vous voulez ?

— Aussi du plomb fondu couler dans leur os, ajouta le capitaine. Aussi leur peau se boursoufler et des scorpions vivants sans pitié dévorer leur cerveau de l’intérieur, et…»

Le canot de tête vint se ranger le long de la coque et deux grappins s’accrochèrent avec un bruit sourd dans le bastingage. Lorsque le premier pirate apparut, le capitaine se précipita en tirant l’épée. Il s’arrêta un instant et se tourna vers Rincevent.

« Vous ceignez vite, dit-il. Ou alors vous saigner beaucoup. Hah ? »

Rincevent pivota vers Conina, appuyée sur le bastingage, qui s’examinait les ongles.

« Vaudrait mieux vous mettre au boulot, dit-elle. Vous avez une commande de cinquante feux verts et plombs fondus, avec boursouflures et scorpions en supplément. Sans la pitié.

— Ce genre de truc, c’est toujours sur moi que ça tombe », gémit-il.

Il plongea le regard par-dessus le bastingage vers ce qu’il tenait pour le rez-de-chaussée du bateau. Les envahisseurs l’emportaient par le poids du nombre et se servaient de filets et de cordes pour enchevêtrer l’équipage qui se débattait. Ils opéraient dans un silence absolu ; ils assommaient, esquivaient, évitaient autant que possible de se servir d’épées.

« Faut pas abîmer la marchandise », fit Conina. Rincevent vit avec horreur le capitaine disparaître sous une masse de corps noirs et l’entendit brailler : « Le feu vert ! Le feu vert ! »

Rincevent recula. Il ne valait rien en magie, mais il avait réussi à cent pour cent à rester en vie jusqu’à ce jour et il ne voulait pas compromettre son record. Tout ce qu’il avait à faire, c’était apprendre à nager dans le laps de temps que dure un plongeon dans la mer. Ça valait la peine d’essayer.

« Qu’est-ce que vous attendez ? Allons-nous-en pendant qu’ils sont occupés, dit-il à Conina.

— Il me faut une épée, répondit-elle.

— Vous n’aurez que l’embarras du choix d’ici peu.

— Une seule me suffira. »

Rincevent flanqua un coup de pied au Bagage.

« Allez, viens, toi, grogna-t-il. Va falloir que tu flottes, et pendant un bout de temps. »

Le Bagage déplia ses petites jambes avec une nonchalance exagérée, fit lentement demi-tour et se coucha près de la fille.

« Traître », lança Rincevent à ses charnières.

La bataille semblait déjà terminée. Cinq des pillards montaient rapidement l’échelle du pont arrière, laissant le gros de leurs collègues rassembler l’équipage vaincu en dessous. Le chef baissa son masque et jeta un bref regard concupiscent et basané à Conina ; puis il se tourna et en jeta un autre, un peu plus long cette fois, à Rincevent.

« C’est une robe de mage, s’empressa de signaler Rincevent. Et vous avez intérêt de faire attention, parce que j’en suis un, de mage. » Il prit une profonde inspiration. « Posez un doigt sur moi, et vous allez me le faire regretter. Je vous préviens.