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— Un mage ? Les mages ne font pas des esclaves bien solides, remarqua le chef d’un ton songeur.

— Très juste, dit Rincevent. Alors si vous pouviez voir à me laisser partir…»

Le chef se tourna à nouveau vers Conina et fit signe à l’un de ses compagnons d’approcher. D’un mouvement sec de son pouce tatoué il désigna Rincevent.

« Ne le tue pas trop vite. Mais j’y pense…» Il marqua un temps et gratifia Rincevent d’un sourire plein de dents. « Peut-être que… Oui. Pourquoi pas ? Tu sais chanter, le mage ?

— J’y arriverais peut-être, répondit prudemment Rincevent. Pourquoi ?

— Tu pourrais être l’homme qu’il faut au Sériph pour un emploi dans son harem. » Deux trafiquants d’esclaves ricanèrent sous cape.

« Une occasion eunique », poursuivit le chef, encouragé par un tel public appréciateur. Il y eut un surcroît d’approbations grasses derrière lui.

Rincevent recula. « Je ne crois pas, dit-il, merci tout de même. Je ne suis pas taillé pour ce genre de chose.

— Oh, mais ça peut s’arranger, fit le chef, les yeux luisants. Ça peut s’arranger.

— Oh, pour l’amour du ciel », marmonna Conina. Elle jeta un coup d’œil aux deux hommes qui l’encadraient, puis ses mains passèrent à l’action. Celui qu’elle poignarda de ses ciseaux connut peut-être un meilleur sort que son collègue qu’elle râtela avec le peigne, vu le genre de dégâts que des dents d’acier peuvent causer à une figure. Ensuite elle se baissa, ramassa une épée lâchée par l’une de ses victimes et se fendit vers les deux autres.

Le chef se retourna en entendant les cris et vit derrière lui le Bagage, couvercle béant. Rincevent le télescopa alors dans le dos et le catapulta dans les oubliettes insondables, multidimensionnelles, du coffre.

Il y eut un début de hurlement, abruptement coupé.

Puis un claquement, comme un verrou poussé sur les portes de l’Enfer.

Rincevent s’écarta à reculons, tremblant. « Une occasion eunique », marmonna-t-il tout bas ; il venait de comprendre l’allusion.

Au moins avait-il l’occasion unique de regarder combattre Conina. Peu d’hommes avaient le loisir d’assister à ce spectacle deux fois dans leur vie.

Les adversaires de la guerrière commencèrent par sourire devant cette frêle jeune fille qui avait le toupet de les attaquer, puis ils passèrent par différents stades d’ahurissement, de doute, d’inquiétude et de terreur abjecte et bredouillante lorsqu’ils se virent au centre d’un cercle d’acier fulgurant de plus en plus réduit.

Elle se débarrassa du dernier garde du corps du chef en deux bottes qui firent monter les larmes aux yeux de Rincevent et, avec un soupir, sauta par-dessus le bastingage sur le pont principal. Au grand déplaisir du mage, le Bagage fonça derrière elle, amortit sa chute en tombant lourdement sur un trafiquant et ajouta à la panique soudaine des envahisseurs car, s’il était déjà dur d’essuyer l’assaut féroce et mortellement efficace d’une fille plutôt jolie en robe blanche à fleurs, c’était encore pire pour l’ego mâle de supporter les croche-pattes et les morsures d’un accessoire de voyage ; c’était d’ailleurs très pénible aussi pour tout le reste dudit mâle.

Rincevent regarda par-dessus le bastingage.

« M’as-tu-vu », marmotta-t-il.

Un couteau de jet entailla le bois près de son menton, ricocha et lui frôla l’oreille. La douleur cuisante lui fit lever la main, et il la contempla d’un air horrifié avant de s’évanouir doucement. Il supportait la vue du sang en général, mais le sien en particulier le mettait dans tous ses états.

* * *

Le marché de la place Sator, vaste esplanade pavée devant les portes noires de l’Université, donnait de la voix à pleins poumons.

On prétendait que tout à Ankh-Morpork était à vendre, sauf la bière et les femmes qui ne faisaient que passer et qu’on se contentait donc l’une et l’autre de louer. On trouvait la plupart des denrées place Sator ; au fil des ans le marché avait grossi, éventaire après éventaire, au point que les nouveaux arrivants se retrouvaient adossés aux pierres ancestrales de l’Université ; de fait, elles servaient de support commode pour les pièces de tissu et les étagères de charmes.

Personne ne remarqua que les portes s’ouvraient. Mais un silence roula hors de l’Université et envahit la place noire de monde et tapageuse comme les premières vaguelettes fraîches de la marée sur un marécage saumâtre. En réalité, il ne s’agissait pas du tout de véritable silence, mais d’un formidable rugissement d’anti-bruit. Le silence n’est pas le contraire du son, il n’en est que l’absence. Il s’agissait là du son qui se trouve de l’autre côté du silence, l’anti-bruit, et ses décibels ténébreux étouffaient les cris du marché comme une nappe de velours.

La foule regardait autour d’elle, l’œil affolé, ouvrait la bouche comme un banc de poissons rouges et avec autant d’effet. Toutes les têtes se tournèrent vers les portes.

Quelque chose d’autre s’en échappait, outre la cacophonie de silence. Les étals les plus proches des portes béantes se mirent à glisser tant bien que mal sur les pavés, perdant de la marchandise en route. Leurs propriétaires s’écartèrent à coups de plongeons tandis que les éventaires heurtaient la rangée suivante et progressaient implacablement dans un raclement pierreux pour tout écraser sur leur passage. Bientôt une vaste avenue nette et dégagée s’ouvrait sur toute la largeur de la place.

Ardrothy Grandbâton, Pourvoyeur de Pâtés Pleins de Personnalité, jeta un coup d’œil par-dessus les décombres de son étal, à temps pour voir surgir les mages.

Il connaissait les mages, du moins le croyait-il jusqu’à ce jour : des anciens de l’Université, falots, plutôt inoffensifs dans leur genre, des clients toujours disposés à acheter les produits qu’il lui arrivait de brader en raison de leur âge avancé ou d’une personnalité trop forte pour tenter la ménagère avisée.

Mais Ardrothy leur trouvait quelque chose de nouveau, à ces mages-là. Ils investissaient la place Sator comme si elle leur appartenait. De petites étincelles bleues leur jaillissaient autour des pieds. Par certains côtés, ils avaient l’air un peu plus grands.

Ou alors, c’était leur façon de se tenir.

Oui, c’était ça…

Ardrothy avait un soupçon de magie dans ses gènes, et ses gènes lui dirent, alors qu’il regardait les mages traverser majestueusement la place, qu’il vaudrait mieux pour sa santé ranger ses couteaux, épices et hachoirs dans son balluchon et déguerpir de la ville dans les dix minutes.

Le dernier mage du groupe, à la traîne derrière ses collègues, considéra la place avec mépris.

« Il y avait des fontaines par ici, dit-il. Vous autres, là, allez-vous-en. »

Les marchands s’entre-regardèrent. Les mages parlaient d’ordinaire avec autorité, on s’y attendait. Mais cette voix-ci avait un ton jamais entendu jusqu’alors. Elle était pleine d’aspérités.

Les yeux d’Ardrothy coulissèrent en coin. Des décombres de son étal de coquillages et d’étoiles de mer en gelée, tel un ange de la vengeance, chassant de sa barbe divers mollusques et crachant le vinaigre, émergeait Miskin Koble, qu’on disait capable d’ouvrir les huîtres d’une seule main. Des années passées à décoller les berniques de leurs rochers et à lutter contre les coques géantes de la baie d’Ankh l’avaient doté d’un physique qui relevait normalement de la tectonique des plaques. Il se dépliait plus qu’il ne se relevait.

Puis il se dirigea d’un pas lourd vers le mage et désigna d’un doigt tremblant les ruines de son éventaire, d’où une demi-douzaine de homards entreprenants tentaient résolument de s’évader. Les muscles s’agitaient autour de sa bouche comme des anguilles en colère.