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« C’est vous qu’avez fait ça ? demanda-t-il.

— Du large, malotru, fit le mage, trois mots qui, de l’avis d’Ardrothy, laissaient au collègue l’espérance de vie d’une cymbale en verre.

— J’les aime pas, moi, les mages, fit Koble. J’les aime pas du tout. Alors j’vais t’en coller une, d’accord ? »

Il ramena le poing en arrière et frappa.

Le mage leva un sourcil, du feu jaune jaillit autour du vendeur de fruits de mer, il y eut un bruit de soie déchirée, et… disparu, Koble. N’en restait plus que ses chaussures, toutes tristes sur le pavé, d’où montaient des volutes de fumée.

Nul ne sait pourquoi il reste toujours des chaussures fumantes, quelle que soit l’intensité d’une explosion. Apparemment, c’est comme ça, voilà.

Ardrothy avait l’œil vigilant : le mage lui donna l’impression d’être aussi secoué que la foule, mais il se ressaisit magnifiquement et fit un moulinet de son bourdon.

« Que ça vous serve de leçon, à vous autres, dit-il. Personne ne lève la main sur un mage, compris ? Va y avoir du changement, dans le coin. Oui, qu’est-ce que tu veux, toi ? »

Cette dernière question pour Ardrothy qui essayait de se défiler sans se faire remarquer. Il fourragea dans son plateau de pâtés.

« Je me demandais si Votre Honneur daignerait acquérir l’un de ces délicieux pâtés en croûte, s’empressa-t-il de répondre. Très nourriss…

— Regarde bien, homme de pâté de foie », dit le mage. Il tendit la main, exécuta un curieux mouvement des doigts et fit surgir un pâté du néant.

Un pâté pansu, brun doré et merveilleusement luisant. Rien qu’à le voir, Ardrothy le savait farci à ras bord de maigre de cochon premier choix, sans ces grands espaces vides de bon air frais sous la croûte du dessus qui représentaient sa marge bénéficiaire. Le genre de pâté que les porcelets rêvent de devenir plus tard, quoi.

Le cœur lui manqua. La ruine de son commerce lui flottait sous le nez, dans une enveloppe de pâte brisée.

« Tu veux goûter ? demanda le mage. Il y en a plein d’autres, là d’où il vient.

— J’voudrais bien savoir d’où il vient, justement », dit Ardrothy. Son regard se porta, au-delà du pâté rutilant, sur le visage du mage et il vit dans l’éclat de ses yeux le monde s’écrouler.

Il fit demi-tour, anéanti, et se dirigea vers la porte de la ville la plus proche.

Comme si ça ne suffisait pas que les mages tuent des gens, songea-t-il amèrement, voilà qu’ils les privaient en plus de leur gagne-pain.

* * *

Un seau d’eau se déversa sur la figure de Rincevent pour le tirer d’un rêve épouvantable où une centaine de femmes masquées voulaient lui rafraîchir les cheveux à coups de sabre et finissaient par les lui couper au moins en quatre. Certains rapprocheraient pareil cauchemar d’une angoisse de castration et l’oublieraient tout de suite, mais le subconscient de Rincevent savait reconnaître la peur-bleue-de-se-faire-débiter-en-petits-morceaux quand il en rencontrait une. Il en rencontrait à tout bout de champ.

Le mage se mit sur son séant.

« Ça va ? » demanda une Conina anxieuse.

Les yeux de Rincevent firent le tour du pont en désordre.

« Faut voir », dit-il prudemment. Apparemment, il ne restait plus de trafiquants d’esclaves dans les parages, du moins debout. En revanche, il y avait un grand nombre de membres de l’équipage, et ils gardaient tous une distance respectueuse avec Conina. Seul le capitaine se tenait raisonnablement près d’elle, la figure fendue d’un sourire stupide.

« Ils sont partis, dit la jeune femme. Ils ont pris ce qu’ils ont pu et sont partis.

— Des salauds, fit le capitaine, mais eux ramer drôlement vite ! » Conina grimaça lorsqu’il lui assena une claque retentissante dans le dos. « Elle se battre plutôt bien pour une dame, ajouta-t-il. Ça, oui ! »

Rincevent se releva, les jambes flageolantes. Le bateau filait joyeusement vent arrière vers une tache au loin à l’horizon qui devait être la côte modiale de Klatch. Le mage n’avait pas une égratignure. Il retrouva un peu d’entrain.

Le capitaine leur adressa à tous deux un signe de tête chaleureux et s’éloigna rapidement pour beugler des ordres à propos de voiles, de cordages et autres manœuvres. Conina s’assit sur le Bagage, qui n’eut pas l’air de s’en offusquer.

« Il a dit que pour nous remercier il va nous emmener jusqu’en Klatch, fit-elle.

— Je croyais que c’était convenu comme ça, dit Rincevent. Je vous ai vue lui donner de l’argent et tout.

— Oui, mais il avait dans l’idée de nous capturer et de me vendre comme esclave une fois arrivés.

— Quoi ? Et pas me vendre, moi ? s’indigna Rincevent avant de grogner : Évidemment, avec ma robe de mage, il n’aurait pas osé…

— Hum. À vrai dire, il se sentait obligé de vous donner en prime, fit Conina qui triturait avec application une écharde imaginaire dans le couvercle du Bagage.

— Me donner en prime ?

— Oui. Hum. Comme qui dirait un mage gratuit par concubine vendue ? Hum.

— Je n’vois pas ce que des légumes viennent faire là-dedans. »

Conina le regarda longuement, fixement ; comme il ne se déridait pas, elle soupira et demanda : « Pourquoi est-ce que les femmes vous rendent toujours nerveux, vous autres, les mages ? »

Pareille insinuation scandalisa Rincevent. « C’est la meilleure ! fit-il. Apprenez que… Écoutez… Je vais vous dire… En réalité, je m’entends très bien avec les femmes en général, ce sont uniquement celles qui se baladent avec une épée qui me rendent malade. » Il réfléchit un moment avant d’ajouter : « N’importe qui avec une épée me rend malade, si on veut aller par là. »

Conina s’acharna sur l’écharde. Le Bagage fit entendre un grincement de satisfaction.

« Je sais autre chose qui va vous rendre malade, marmonna-t-elle.

— Hmm ?

— On n’a plus le chapeau.

— Quoi ?

— Je n’ai rien pu faire, ils ont pris tout ce qu’ils ont pu…

— Les trafiquants sont partis avec le chapeau ?

— Prenez pas ce ton-là avec moi ! Je ne dormais pas tranquillement à ce moment-là, moi…»

Rincevent agita frénétiquement les mains. « Nonnon-non, vous énervez pas, je ne prenais aucun ton… Je veux réfléchir…

— D’après le capitaine, ils vont sans doute retourner à Al Khali, entendit-il dire Conina. Il y a un endroit où les criminels se retrouvent, et on pourra bientôt…

— Je ne vois pas pourquoi on devrait faire quoi que ce soit, l’interrompit Rincevent. Le chapeau voulait échapper à l’Université, et ça m’étonnerait que ces trafiquants-là s’y arrêtent un jour prendre un sherry en passant.

— Vous allez les laisser filer avec ? fit Conina, sincèrement étonnée.

— Bah, faut bien que quelqu’un l’emporte. Et je ne vois pas pourquoi ça serait moi.

— Mais vous avez dit que c’était le symbole de la magie ! Que tous les mages rêvaient de le porter ! Vous ne pouvez tout de même pas le laisser partir comme ça !

— Alors regardez-moi. » Rincevent se rassit. Il se sentait bizarrement surpris. Il prenait une décision. Une décision à lui. En propre. Personne ne le forçait. Il avait parfois l’impression de passer sa vie à se fourrer dans le pétrin à cause de ce que voulaient les autres, mais ce coup-ci il avait pris une décision, et voilà. Il débarquerait à Al Khali et trouverait un moyen de rentrer chez lui. Il laissait à d’autres le soin de sauver le monde et il leur souhaitait bonne chance.