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Il avait pris une décision.

Son front se plissa. Pourquoi n’en éprouvait-il aucune satisfaction ?

Parce que c’est la putain de mauvaise décision à prendre, espèce de crétin.

D’accord, songea-t-il, ça suffit comme ça, les voix dans ma tête. Ouste, dehors. Mais c’est ici que j’habite. Tu veux dire que tu es moi ? Ta conscience.

Oh.

Tu ne peux pas laisser détruire le chapeau. C’est le symbole…

… Ça va, je connais…

… le symbole de la magie selon la Tradition. La magie entre les mains de l’homme. Tu ne veux pas revenir aux ions de ténèbres…

… Aux quoi ?…

Aux ions.

Est-ce que je veux dire aux éons ?

C’est ça. Éons. Revenir des éons en arrière, au temps où régnait la magie pure. Tous les jours, toute la structure de la réalité tremblait. Une époque terrible, c’est moi qui me le dis.

Comment je sais ça, moi ?

Mémoire collective.

Ben mince. J’en ai une ?

Disons un bout.

Bon, d’accord, mais pourquoi moi ?

Au fond de toi, tu sais que tu es un vrai mage. Tu as le mot « mage » gravé sur le cœur.

« Oui, mais l’ennui, c’est que je tombe tout le temps sur des gens qui s’acharnent à le vérifier, fit Rincevent d’une voix misérable.

— Vous dites ? » demanda Conina.

Rincevent contempla la traînée à l’horizon et soupira.

« Je me parlais à moi-même », répondit-il.

* * *

Cardant considéra le chapeau d’un œil critique. Il tourna autour de la table et l’étudia sous un autre angle avant de déclarer enfin : « Du bon travail. Vous les avez trouvées où, les octarines ?

— Ce ne sont que des pierres d’Ankh, répondit Duzinc. Vous vous y êtes laissé prendre, hein ? »

C’était un chapeau magnifique. En fait, Duzinc devait le reconnaître, il avait bien meilleure allure que l’original. Le vieux chapeau de l’Archichancelier était cabossé, ses fils d’or ternis s’effrangeaient. La copie le dépassait haut la main. Elle avait du chic.

« J’aime particulièrement la dentelle, dit Cardant.

— Ça m’a pris un temps fou.

— Pourquoi vous ne vous êtes pas servi de la magie ? »

Duzinc gigota des doigts et saisit le grand verre frais qui venait d’apparaître en l’air. Sous une ombrelle de papier et une salade de fruits il contenait un alcool sirupeux et coûteux. « Elle n’a pas marché, répondit-il. Apparemment… euh, je n’y arrivais pas. Il a fallu que je couse chaque paillette à la main. » Il prit la boîte à chapeau.

Cardant toussa dans son verre. « Ne le rangez pas tout de suite, dit-il, et il s’empara du couvre-chef. J’ai toujours eu envie de voir quel effet…»

Il se tourna vers le grand miroir mural de l’intendant et posa respectueusement le chapeau sur ses cheveux à la propreté douteuse.

On en était à la fin du premier jour de sourcellerie et les mages étaient parvenus à tout changer sauf eux-mêmes.

Tous, ils avaient essayé, au calme et quand ils se croyaient à l’abri des regards. Même Duzinc, dans l’intimité de son bureau. Il avait réussi à rajeunir de vingt ans et on aurait pu lui casser des cailloux sur le torse ; mais dès qu’il cessait de se concentrer, il s’affaissait, à son vif déplaisir, pour retrouver sa silhouette et son âge habituels. Il y a de l’élasticité dans la condition de l’être. Plus on lance loin, plus ça revient vite. Et le pire, c’est à l’impact. Les sabres, les masses, les gros et lourds gourdins hérissés de clous passent pour des armes redoutables, mais c’est de la rigolade auprès de vingt ans qui vous percutent soudain à pleine force l’arrière du crâne.

Ceci parce que la sourcellerie n’avait pas l’air d’agir sur ce qui était par essence magique. Cependant, les mages avaient obtenu quelques améliorations sensibles. La robe de Cardant, par exemple, était maintenant un vêtement de soie et de dentelle d’un mauvais goût excessivement onéreux qui le faisait ressembler à une grosse gelée rouge emmaillottée de voilettes.

« Il me va bien, vous ne trouvez pas ? » fit Cardant. Il rectifia le bord du chapeau pour lui donner une inclinaison coquine parfaitement déplacée.

Duzinc ne répondit pas. Il regardait par la fenêtre.

Pour ça, il y en avait eu, des améliorations. La journée avait été bien remplie.

Les vieux murs de pierre avaient disparu. Des balustrades plutôt jolies les remplaçaient désormais. Au-delà, la cité étincelait littéralement en un poème de marbre blanc et de tuiles rouges. Le fleuve Ankh n’était plus l’égout vaseux qu’on avait toujours connu, mais un ruban scintillant transparent comme du verre où – attention charmante – des carpes grasses nageaient et bâillaient silencieusement dans une eau aussi pure que de la neige fondue[13].

Vue du ciel, Ankh-Morpork devait aveugler. Elle reluisait. Des millénaires de détritus avaient été balayés.

Tout ça mettait Duzinc étrangement mal à l’aise. Il ne se sentait pas dans son élément, comme s’il portait de nouveaux habits qui le démangeaient, mais là n’était pas le problème. Ce monde nouveau était bien joli, exactement comme il devait être, et pourtant, et pourtant… L’avait-il voulu à ce point transformé, songea-t-il, ou seulement mieux adapté ?

« Je disais : vous ne trouvez pas qu’on le dirait fait pour moi ? » demanda Cardant.

Duzinc se retourna, le visage sans expression.

« Hein ?

— Le chapeau, mon vieux.

— Oh. Euh. Très… adapté. » Avec un soupir, Cardant retira le couvre-chef et le replaça délicatement dans la boîte. « On ferait mieux de le lui porter, dit-il. Il commence à poser des questions.

— Moi, ce qui continue de m’inquiéter, c’est où est passé le vrai chapeau, fit Duzinc.

— Il est là-dedans, répondit fermement Cardant qui tapa sur le couvercle de la boîte.

— Je veux dire le, euh… le vrai.

— C’est celui-là, le vrai.

— Je voulais dire…

— C’est celui-là, le chapeau de l’Archichancelier, répéta Cardant en détachant ses mots. Vous devriez le savoir, c’est vous qui l’avez fait.

— Oui, mais… commença pitoyablement l’intendant.

— D’ailleurs, vous ne donneriez pas dans la contrefaçon, tout de même ?

— Pas, euh… comme ça…

— Ce n’est qu’un chapeau. C’est tout ce que les gens croient voir. Ils voient un Archichancelier le porter, ils se disent donc qu’il s’agit de l’original. Dans un certain sens, ça l’est. Les choses se définissent par ce qu’elles font. Les gens aussi, bien entendu. C’est même le principe fondamental de la magie. » Cardant marqua une pause dramatique et fourra bruyamment le carton à chapeau entre les bras de Duzinc. « Cogitum ergot chapo, comme qui dirait. »

Duzinc avait particulièrement étudié les langues anciennes et il fit de son mieux.

« Je pense, donc je suis un chapeau ? proposa-t-il.

— Comment ? fit Cardant alors qu’ils descendaient l’escalier vers la nouvelle incarnation de la Grande Salle.

— Je pense, donc je travaille du chapeau ? suggéra-t-il.

— Taisez-vous, d’accord ? »

La brume planait encore au-dessus de la ville, ses rideaux d’or et d’argent viraient au rouge sang dans les rayons du soleil couchant qui entraient à flots par les fenêtres de la salle.

Thune était assis sur un tabouret, le bourdon en travers des genoux. Duzinc s’aperçut qu’il n’avait jamais vu le gamin sans. Bizarre, ça. La plupart des mages le gardaient sous le lit, ou l’accrochaient au-dessus de la cheminée.

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13

Évidemment, les citoyens d’Ankh-Morpork avaient toujours prétendu que l’eau du fleuve était de toutes façons incroyablement pure. Comment pouvait-il en être autrement, soutenaient-ils, d’une eau filtrée par tant de reins ?