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Il ne l’aimait pas, ce bourdon-là. Il était noir, non parce qu’il s’agissait de sa couleur, mais plutôt parce qu’il donnait l’impression d’une ouverture portative sur un autre ensemble de dimensions plus déplaisantes. Quoique dépourvu d’yeux, il avait l’air de fixer Duzinc comme s’il connaissait ses pensées les plus intimes ; lui, pour l’heure, il en ignorait encore tout.

Des picotements lui coururent sur la peau lorsqu’il s’avança en compagnie de Cardant et sentit la rafale de magie pure souffler depuis la silhouette assise.

Plusieurs dizaines de mages parmi les plus gradés s’étaient agglutinés autour du tabouret et regardaient par terre avec un respect mêlé de crainte.

Duzinc tendit le cou pour voir, et il vit…

Le monde.

Il flottait dans une flaque de nuit noire comme incrustée à même dans le sol, et Duzinc sut avec une certitude affreuse qu’il s’agissait bel et bien là du monde, non d’une image ni d’une banale projection. Il distinguait les motifs que dessinaient les nuages et tout. Les étendues désertiques et glacées d’Axlande, le continent Contrepoids, la mer Circulaire, les Chutes du Rebord, tout ça en miniature et en couleurs pastel mais néanmoins véritable…

Quelqu’un lui parlait.

« Hein ? » fit-il, et la chute soudaine dans la température métaphorique le ramena brutalement à la réalité. Il s’aperçut avec horreur que Thune venait de lui adresser une remarque.

« Pardon ? se corrigea-t-il. Je trouvais le monde… si beau.

— Notre Duzinc est un esthète », fit Thune. Un ou deux mages qui connaissaient le sens du mot gloussèrent. « Mais pour ce qui est du monde, on pourrait l’améliorer. Je disais, Duzinc, que partout où l’on tourne les yeux, on voit la cruauté, l’inhumanité et l’avidité, ce qui montre que le monde est mal gouverné, non ? »

Duzinc eut conscience d’une vingtaine de regards qui se braquaient sur lui. « Hum, fit-il. Ma foi, vous ne pouvez pas changer la nature humaine. »

Silence de mort.

Duzinc hésita. « Si ? fit-il.

— Ça reste à voir, dit Cardant. Mais si on change le monde, la nature humaine changera aussi. N’est-ce pas, chers confrères ?

— On a la ville, fit l’un des mages. En ce qui me concerne, j’ai créé un château…

— On gouverne la ville, mais qui gouverne le monde ? l’interrompit Cardant. Il doit y avoir mille petits chefs, rois et empereurs sur ce Disque-là.

— Et pas un ne sait lire sans remuer les lèvres, dit un mage.

— Le Patricien savait lire, lui, objecta Duzinc.

— Sauf si on lui avait coupé l’index, dit Cardant. Qu’est-ce qu’il est devenu, le lézard, d’ailleurs ? Sans importance. Le fait est que le monde devrait sûrement obéir à des sages et des philosophes. Il a besoin de guides, le monde. On se bat les uns contre les autres depuis des siècles, mais ensemble… qui sait ce qu’on pourra faire ?

— Aujourd’hui la ville, demain le monde », fit quelqu’un au dernier rang.

Cardant approuva de la tête. « Demain le monde, et… – il calcula rapidement – vendredi l’univers ! »

Ce qui nous laisse quartier libre pour le week-end, songea Duzinc. Il se souvint du carton à chapeau dans ses bras et le tendit vers Thune. Mais Cardant vola devant lui, s’empara de la boîte dans un mouvement fluide et l’offrit au jeune garçon d’un geste large.

« Le chapeau de l’Archichancelier, dit-il. Il vous revient de droit, d’après nous. »

Thune le prit. Pour la première fois Duzinc vit l’ombre du doute passer sur sa figure.

« Y a pas comme une cérémonie officielle ? » demanda-t-il.

Cardant toussa.

« Je… Euh… non, fit-il. Non, je ne crois pas. » Il leva les yeux sur les autres mages supérieurs qui secouèrent la tête de gauche à droite. « Non. On n’a jamais eu ça. En dehors du banquet, bien entendu. Euh… vous voyez, ce n’est pas comme un couronnement… L’Archichancelier, vous voyez, il dirige la confrérie des mages, c’est… (le débit de Cardant ralentissait peu à peu sous l’éclat du regard doré)… c’est, vous voyez… c’est le… premier… parmi… ses pairs…»

Il recula en hâte lorsque le bourdon se déplaça, sinistre, pour se pointer vers lui. Une fois de plus, Thune avait l’air d’écouter une voix intérieure.

« Non », finit-il par dire, et quand il reprit la parole sa voix produisit cet effet d’ampleur et d’écho que les non-mages ne peuvent obtenir que par le truchement d’une grosse et très coûteuse sono. « Il y aura une cérémonie. Il faut une cérémonie, le peuple doit comprendre que les mages gouvernent, mais elle n’aura pas lieu ici. Je vais décider d’un autre endroit. Et tous les mages qui ont franchi les portes de cette université y assisteront, c’est compris ?

— Il y en a qui habitent loin, dit prudemment Cardant. Le voyage va leur prendre du temps, alors quand vous pensez…

— Ce sont des mages ! cria Thune. Ils peuvent débarquer en un clin d’œil ! Je leur ai donné le pouvoir ! D’ailleurs… – sa voix redescendit à un niveau normal – l’Université est finie. Ça n’a jamais été la vraie demeure de la magie, seulement sa prison. Je vais nous bâtir un autre centre. »

Il retira le nouveau chapeau de sa boîte et lui sourit. Duzinc et Cardant retinrent leur souffle.

« Mais…»

Ils regardèrent autour d’eux. Gauchet, le maître de la Tradition, venait de parler et restait maintenant planté là, à ouvrir et fermer la bouche.

« Vous ne songez tout de même pas à fermer l’Université ? fit le vieux mage d’une voix tremblante.

— Elle ne sert plus à rien, dit Thune. C’est un nid à poussière et à vieux bouquins. Du passé, tout ça. N’est-ce pas… confrères ? »

Un chœur de marmonnements guère convaincus lui répondit. Les mages imaginaient mal l’existence sans les vieux murs de l’UI. Quoique, à la réflexion, il y avait beaucoup de poussière, bien sûr, et les livres n’étaient pas tout jeunes…

« D’ailleurs… confrères… qui parmi vous a mis les pieds dans votre bibliothèque obscure ces jours-ci ? La magie est en vous maintenant, elle n’est pas emprisonnée entre des couvertures de livres. N’est-ce pas chose réjouissante ? Y en a-t-il un parmi vous qui n’ait pas fait plus de magie, de la vraie magie, au cours des dernières vingt-quatre heures que durant toute sa vie avant ça ? Y en a-t-il un seul parmi vous qui, dans son for intérieur, ne soit pas entièrement d’accord avec moi ? »

L’intendant frissonna. Dans son for intérieur un autre Duzinc s’était réveillé, qui luttait pour se faire entendre. Un Duzinc avec la soudaine nostalgie des jours tranquilles, qui ne remontaient qu’à quelques heures, où la magie était douce, où elle allait et venait dans l’Université en traînant ses vieilles pantoufles, trouvait toujours un moment pour prendre un verre de sherry, ne ressemblait pas à une épée portée au rouge dans le cerveau et, surtout, ne tuait pas les gens.

La terreur s’empara de lui lorsqu’il sentit ses cordes vocales vibrer au garde-à-vous et s’apprêter, contre sa volonté, à exprimer son désaccord.

Le bourdon essayait de le trouver. Il le cherchait, Duzinc le devinait. Il le ferait disparaître à son tour, tout comme le pauvre Cudebouc. L’intendant serra fortement les mâchoires, mais ça ne servirait à rien. Il sentit sa poitrine se soulever. Ses mâchoires grincèrent.

Cardant, mal à l’aise, se déplaça et lui marcha sur le pied. Duzinc poussa un glapissement.

« Pardon, fit Cardant.

— Un ennui, Duzinc ? » demanda Thune.

Duzinc sautillait sur un pied, soudain libéré, le corps soulagé mais les orteils au supplice, plus content que quiconque dans toute l’histoire du monde que cent dix kilos de magie aient choisi son cou-de-pied pour s’écraser dessus.