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Son cri avait apparemment rompu le charme. Thune soupira et se leva.

« La journée a été bonne », dit-il.

* * *

Deux heures du matin. La brume du fleuve serpentait par les rues d’Ankh-Morpork, mais elle serpentait seule. Les mages désapprouvaient qu’on reste debout après minuit, aussi personne ne s’y avisait-il. On dormait plutôt d’un sommeil agité d’ensorcelé.

Sur la grand-place des Lunes Brisées, jadis marché de plaisirs secrets dont les éventaires éclairés aux flambeaux et tendus de rideaux proposaient aux fêtards noctambules n’importe quoi, de l’assiette d’anguilles en gelée à la maladie vénérienne de leur choix, sur cette grand-place donc, la brume serpentait et s’égouttait dans un désert glacial.

Les éventaires avaient disparu, remplacés par du marbre miroitant et une statue représentant l’esprit d’une chose ou d’une autre, entourée de fontaines illuminées. Seul le bruit étouffé de leurs éclaboussures troublait le cholestérol de silence qui étreignait le cœur de la cité.

Le silence régnait aussi dans la masse sombre de l’Université Invisible. Sauf…

Duzinc se glissa en catimini dans l’ombre des couloirs comme une araignée à deux pattes, fonça – ou du moins boita en vitesse – de pilier en passage voûté et parvint aux portes sévères de la bibliothèque. Il fouilla d’un œil nerveux les ténèbres alentour et, après quelque hésitation, frappa très, très légèrement.

Le silence tomba des lourds battants de bois. Mais ce silence-là, contrairement à celui qui tenait le reste de la cité sous son joug, était attentif, en éveil, le silence d’un chat endormi qui vient d’ouvrir une paupière.

Lorsqu’il en eut assez d’attendre, Duzinc tomba à quatre pattes et essaya de scruter par-dessous les portes.

Finalement, il approcha la bouche aussi près qu’il put de l’espace poussiéreux, livré aux courants d’air, sous le gond le plus bas et souffla : « Dites ! Hum. Vous m’entendez ? »

Il eut la certitude que quelque chose bougeait tout au fond des ténèbres.

Il essaya encore, l’esprit ballotté entre l’espoir et la terreur à chaque battement désordonné de son cœur.

« Dites ? C’est moi, euh… Duzinc. Vous savez ? Pour-riez-vous me répondre, s’il vous plaît ? »

Peut-être que de grands pieds de cuir marchaient doucement à l’intérieur, ou peut-être n’étaient-ce que les nerfs de Duzinc qui craquaient. Il s’efforça de déglutir pour soulager sa gorge sèche et fit une nouvelle tentative.

« Écoutez, d’accord, mais, écoutez, ils parlent de fermer la bibliothèque ! »

Le silence se fit plus fort. Le chat endormi avait dressé une oreille.

« Ce qui arrive, c’est très mauvais ! confia l’intendant qui se plaqua la main sur la bouche en comprenant la gravité de ses paroles.

— Oook ? »

Un son à peine perceptible, comme un rot de cancrelat.

Soudain enhardi, Duzinc pressa les lèvres tout contre la fente.

« Vous avez le, euh… le Patricien là-dedans ?

— Oook.

— Et le petit toutou ?

— Oook.

— Ah. Bien. »

Duzinc s’étendit de tout son long dans le confort de la nuit et tambourina des doigts sur le sol glacé.

« Ça ne vous ferait rien de, hum… me laisser entrer aussi ? risqua-t-il.

— Oook ! »

Duzinc grimaça dans le noir.

« Eh bien, me laisseriez-vous, euh… entrer quelques minutes ? Il faut qu’on discute de problèmes urgents, d’homme à homme.

— Eeek.

— Je voulais dire à primate.

— Oook.

— Écoutez, voulez-vous sortir, alors ?

— Oook. »

Duzinc soupira. « Cette démonstration de loyauté, c’est bien beau, mais vous allez mourir de faim là-dedans.

— Oook oook.

— Comment ça, un autre accès ?

— Oook.

— Oh, et puis faites comme vous voulez », soupira à nouveau Duzinc. Mais d’une certaine manière ça lui faisait du bien de discuter. Tous les autres à l’Université avaient l’air de vivre dans un rêve, alors que le bibliothécaire, lui, ne désirait rien de plus au monde qu’un fruit mûr, un approvisionnement régulier en fiches et l’occasion, une fois par mois en gros, de sauter par-dessus le mur de la ménagerie privée du Patricien[14]. C’était curieusement rassurant.

« Donc, côté bananes et le reste, ça va ? s’enquit-il au bout d’une autre pause.

— Oook.

— Ne laissez entrer personne, vous voulez bien ? Hum. Je crois que c’est terriblement important.

— Oook.

— Bon. » Duzinc se releva et s’épousseta les genoux. Puis il colla sa bouche contre le trou de serrure et ajouta : « Ne faites confiance à personne.

— Oook. »

Il ne faisait pas complètement noir dans la bibliothèque parce que les rangs serrés de livres occultes diffusaient une faible lueur octarine, due à une fuite thaumaturgique dans un puissant champ magique. Elle éclairait juste assez pour qu’on distingue le tas d’étagères calées contre la porte.

L’ancien Patricien avait été délicatement transféré dans un pot sur le bureau du bibliothécaire. Lequel bibliothécaire était assis dessous, enveloppé dans sa couverture, Karlou sur les genoux.

De temps en temps il mangeait une banane.

Duzinc, quant à lui, clopinait dans les passages sonores de l’Université pour regagner la sécurité de sa chambre. Ce fut parce qu’il tendait nerveusement l’oreille au moindre bruit qui se produisait qu’il perçut des sanglots, à la limite extrême de l’audible.

Ce n’était pas un bruit normal par ici. Dans les corridors moquettés des quartiers des grands mages, il arrivait qu’on surprenne un certain nombre de bruits tard le soir, tels que ronflements, tintements cristallins de verres, fredonnements sans queue ni tête, à l’occasion sifflement et grésillement d’un sortilège mal maîtrisé. Mais des pleurs étouffés, ça, c’était une telle nouveauté que Duzinc se retrouva enfiler discrètement le couloir qui menait à la suite de l’Archichancelier.

La porte était entrebâillée. Tout en se disant qu’il ne devrait pas, les muscles bandés en vue d’un départ précipité, Duzinc lorgna à l’intérieur.

* * *

Rincevent regardait, l’œil fixe.

« C’est quoi, ça ? chuchota-t-il.

— Je crois que c’est une espèce de temple », dit Conina.

Immobile, le mage leva la tête, tandis que la foule d’Al Khali bondissait et se précipitait tout autour de lui dans une sorte de mouvement brownien humain. Un temple, se dit-il. Ma foi, c’était gros, c’était impressionnant, l’architecte avait même utilisé toutes les ficelles du manuel pour le faire paraître encore plus gros, plus impressionnant qu’il n’était et convaincre par ailleurs tous les badauds de leur extrême petitesse, de leur banalité et de leur pauvreté en dômes. Le genre de bâtiment qui donnait vraiment l’impression qu’on ne l’oublierait jamais.

Mais Rincevent se piquait de reconnaître une architecture sacrée quand il en voyait une, et les fresques qui ornaient les murs épais et, comme de juste, impressionnants au-dessus de lui n’avaient rien de religieux. D’abord les personnages qu’elles représentaient se donnaient du bon temps. Enfin, il était plus que probable qu’ils se donnaient du bon temps. Oui, pas de doute, ils se donnaient du bon temps. Le contraire eût été très étonnant.

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14

Personne n’a jamais eu le courage de lui demander ce qu’il y faisait.