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« Ils ne sont pas en train de danser, hein ? fit-il dans une tentative désespérée pour refuser d’en croire ses propres yeux. Ou alors, ce sont peut-être des espèces d’acrobaties ? »

Conina leva à son tour la tête et plissa les paupières dans la lumière dure et blanche du soleil.

« À mon avis, non », dit-elle, songeuse.

Rincevent se reprit. « Je ne pense pas qu’une jeune femme comme vous devrait regarder ce genre de choses », dit-il sévèrement.

Conina lui adressa un sourire. « Moi, je pense que c’est formellement interdit aux mages, dit-elle d’une voix douce. C’est censé vous rendre aveugles. »

Rincevent releva encore la tête, prêt à peut-être perdre un œil. Il fallait bien s’attendre à ça, songea-t-il. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Les pays étrangers, ce sont… eh bien, des pays étrangers. On y fait les choses différemment.

Certaines, pourtant, se dit-il, se faisaient plus ou moins de la même manière, mais avec plus d’imagination et, visiblement, beaucoup plus souvent.

« Les fresques du temple d’Al Khali sont célèbres partout, dit Conina tandis qu’ils traversaient des nuées de gamins qui cherchaient sans arrêt à vendre des bricoles à Rincevent ou à lui présenter des parentes bien disposées.

— Ben, je comprends ça, convint le mage. Écoute, toi, fiche le camp, tu veux ? Non, je ne veux pas acheter ce machin-là. Non, je ne veux pas connaître ta sœur. Ni ton frère, non plus. Ni ta chèvre, sale garnement. Descendez tous de là, vous voulez ? »

Ce dernier cri à l’adresse du groupe d’enfants tranquillement à califourchon sur le Bagage, lequel cheminait patiemment derrière Rincevent sans chercher à les désarçonner. Peut-être couvait-il quelque chose, se dit-il, et il se dérida un peu.

« Il y a combien d’habitants sur ce continent, d’après vous ? lança-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Conina sans se retourner. Des millions, j’imagine ?

— Si j’avais un peu de bon sens, je ne serais pas ici », dit Rincevent avec émotion.

Ils se trouvaient à Al Khali, porte de tout le continent mystérieux de Klatch, depuis plusieurs heures.

Une cité décente devrait avoir un peu de brouillard, estimait-il, et les habitants vivre chez eux plutôt que passer tout leur temps dans les rues. Il ne devrait pas y avoir tout ce sable ni cette chaleur. Pour ce qui était du vent…

Ankh-Morpork avait sa fameuse odeur à la personnalité si forte qu’elle faisait monter les larmes aux yeux des hommes les plus solides. Mais Al Khali avait son vent qui soufflait depuis les immensités désertiques et les continents proches du Rebord. C’était une brise légère, mais elle ne tombait jamais et finissait par produire le même effet sur les visiteurs qu’une râpe à fromage sur une tomate. Au bout d’un moment on avait l’impression qu’elle rongeait la peau pour s’attaquer directement aux nerfs.

Aux narines sensibles de Conina, elle apportait des messages aromatiques du cœur du continent, cocktail de fraîcheur de déserts, relents de lions, compost de jungles et flatulences de gnous.

Rincevent, bien entendu, ne sentait rien de tout ça. L’adaptation est une chose merveilleuse, et la plupart des Morporkiens auraient eu du mal à flairer un matelas de plumes en feu à deux mètres.

« Où on va, après ? demanda-t-il. Quelque part à l’abri du vent ?

— Mon père a passé un certain temps à Al Khali quand il cherchait la Cité Perdue d’Ee, fit Conina. Et je crois me rappeler qu’il disait beaucoup de bien du soaque. C’est une espèce de bazar.

— J’imagine qu’on va se mettre en quête de marchands de chapeaux d’occasion, fit Rincevent. Parce que c’est une idée complètement…

— Ce que j’espérais, c’est qu’on nous attaquerait peut-être. Ça me semble l’idée la plus judicieuse. Mon père disait qu’un tout petit nombre des étrangers qui entraient dans le soaque en ressortaient. C’est un vrai repaire d’assassins, qu’il disait. »

Rincevent s’absorba dans ses réflexions.

« Répétez-moi donc ça, vous voulez bien ? fit-il. Quand vous avez dit qu’il faudrait se faire attaquer, juste après j’ai eu l’impression d’entendre une sonnerie dans ma tête.

— Ben quoi ? On veut contacter la pègre, non ?

— Ça n’est pas tout à fait on veut, répondit Rincevent. Moi, je n’aurais pas employé cette expression-là.

— Vous auriez dit comment, alors ?

— Euh… je crois que on ne veut pas résume assez bien ce que j’aurais dit.

— Mais vous étiez d’accord pour qu’on récupère le chapeau !

— Mais sans mourir pour ça, fit misérablement Rincevent. Ça ne fera de bien à personne. Pas à moi, en tout cas.

— Mon père disait toujours que la mort, c’est pareil au sommeil.

— Oui, c’est ce que m’a dit le chapeau », répliqua Rincevent alors qu’ils tournaient dans une rue étroite, pleine de monde, entre des murs d’adobe blancs. « Mais à mon avis, c’est beaucoup plus dur de se lever le matin.

— Écoutez, dit Conina, il n’y a pas grand risque. Vous êtes avec moi.

— Oui, et ça vous démange d’y aller, hein ? » l’accusa le mage tandis que la jeune femme l’entraînait dans une ruelle sombre, talonnés par leur escorte d’imprésarios pubescents. « C’est cette bonne vieille herridéterre qui vous travaille.

— Taisez-vous donc et tâchez de ressembler à une victime, d’accord ?

— Ça, je sais bien le faire, dit Rincevent qui repoussa un membre particulièrement obstiné de la Chambre de Commerce Junior, j’ai beaucoup de pratique. Pour la dernière fois, je ne veux acheter personne, affreux gamin ! »

Il regarda d’un œil morne les murs environnants. Au moins, ici, il n’y avait pas de ces images troublantes, mais le vent chaud soulevait toujours la poussière autour de lui, et il en avait par-dessus la tête de voir du sable. Ce qu’il désirait, c’était deux bières fraîches, un bain froid et des vêtements de rechange ; ça ne lui remonterait pas le moral pour autant, mais il supporterait plus facilement de l’avoir dans les chaussettes, à plus forte raison des propres. N’importe comment, on ne devait probablement pas trouver de bière dans le coin. Marrant, ça : dans les villes glaciales comme Ankh-Morpork, la boisson nationale, c’était la bière, qui vous gelait les boyaux, alors qu’ailleurs, comme ici, où le ciel n’était qu’un four dont on avait oublié de refermer la porte, les gens sirotaient des petits breuvages poisseux qui vous mettaient le fond du gosier en feu. En plus, leur architecture, c’était n’importe quoi. Et ils avaient des statues dans leurs temples qui… qui n’étaient pas convenables, là. Pas un pays pour les mages. Évidemment, ils avaient des ersatz indigènes, des espèces d’enchanteurs, mais rien qu’on puisse décemment qualifier de magie…

Conina marchait nonchalamment devant lui et fredonnait toute seule.

Tu l’aimes bien, hein ? Je le sais, fit une voix dans sa tête.

Oh, la barbe, songea Rincevent, ce n’est tout de même pas encore toi, ma conscience ?

Ta libido. On étouffe là-dedans, non ? Tu n’as pas aéré depuis la dernière fois que je me suis pointée.

Écoute, va-t’en, tu veux ? Je suis mage ! Les mages obéissent à leur tête, pas à leur cœur !

Moi, j’ai vidé les urnes de tes glandes ; après dépouillement je constate, pour ce qui concerne ton corps, que ton cerveau est en minorité d’une voix.

Oui ? Mais c’est lui qui a la voix prépondérante, en tout cas.

Hah ! Ça, c’est ce que tu crois. Ton cœur n’a rien à voir là-dedans, au fait ; ce n’est qu’un organe musculaire qui active la circulation du sang. Mais réfléchis : tu l’aimes bien, non ?