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Il se glissa dans la pièce avec une extrême prudence et prit sa place parmi le conseil des mages. L’air saturé de magie laissait une impression graisseuse.

Duzinc fit apparaître un fauteuil auprès de Cardant et se pencha vers lui.

« Vous ne le croirez jamais… commença-t-il.

— Chut ! siffla Cardant. C’est fabuleux ! »

Thune se tenait assis sur son tabouret au milieu du cercle, une main sur son bourdon, l’autre tendue, qui tenait un petit objet blanc, comme un œuf. Un objet curieusement flou. Au reste, se dit Duzinc, ce n’était pas quelque chose de petit qu’on voyait de près. C’était quelque chose de gigantesque, mais très loin. Et le gamin le tenait dans sa main.

« Qu’est-ce qu’il fait ? chuchota Duzinc.

— Je ne suis pas vraiment sûr, murmura Cardant. Si on a bien compris, il crée un nouveau centre pour la magie. »

Des serpentins de lumière colorée fulguraient autour de l’ovoïde indistinct, comme un orage lointain. La lueur éclairait le visage concentré de Thune par en dessous et lui donnait l’apparence d’un masque.

« À mon avis, on aura du mal à tous entrer là-dedans, fit l’intendant. Cardant, hier soir j’ai vu…

— C’est fini », dit Thune. Il leva l’œuf, qui étincelait par moments d’une lumière intérieure et dégageait de toutes petites protubérances blanches. Non seulement il était loin, songea Duzinc, mais aussi extrêmement lourd ; il dépassait carrément les limites de la pesanteur pour entrer dans cet étrange royaume négatif où le plomb n’est que du vide. Il agrippa une fois encore la manche de Cardant.

« Cardant, écoutez, c’est important, écoutez, quand j’ai regardé dans…

— J’aimerais bien que vous arrêtiez un peu.

— Mais le bourdon, son bourdon, ce n’est pas…»

Thune se leva, pointa le bourdon vers le mur où une porte apparut aussitôt. Il la franchit et laissa les mages lui emboîter le pas.

Il traversa le jardin de l’Archichancelier, suivi d’un troupeau de mages telle une comète suivie de sa queue, et continua jusqu’au bord de l’Ankh. Quelques saules vénérables poussaient là, et le fleuve s’écoulait, du moins bougeait, le long d’un méandre en fer à cheval qui contournait une petite prairie infestée de salamandres assez abusivement appelée Plaisanse des Mages. Les soirs d’été, à condition que le vent souffle vers le fleuve, c’était un joli but de promenade d’après-midi.

La brume chaude et argentée planait toujours au-dessus de la cité lorsque Thune s’avança à pas comptés dans l’herbe humide et s’arrêta au centre. Il lança en l’air l’œuf qui décrivit un léger arc de cercle avant d’atterrir avec un bruit d’éponge.

Il se tourna vers les mages qui se dépêchaient.

« Tenez-vous à bonne distance, ordonna-t-il. Et soyez prêts à courir. »

Il pointa le bourdon d’octefer sur la chose à demi enfouie. Un jet de lumière octarine jaillit de son extrémité, frappa l’œuf et explosa en une pluie d’étincelles qui laissa sur les rétines des images persistantes bleues et violettes.

Il y eut une pause. Une douzaine de mages observaient l’œuf, dans l’expectative.

Une brise agita les saules d’une manière qui n’avait absolument rien de mystérieux.

Ce fut tout.

« Euh…» commença Duzinc.

Vint alors la première vibration. Quelques feuilles se détachèrent des arbres et au loin un quelconque oiseau aquatique s’envola de peur.

Le bruit démarra par un grondement sourd qu’on sentit plutôt qu’on n’entendit, comme si les pieds étaient soudain devenus des oreilles. Les arbres tremblèrent, un ou deux mages aussi.

La boue autour de l’œuf se mit à bouillonner.

Et explosa.

Le sol pela comme une écorce de citron. Des gouttes de boue fumante éclaboussèrent les mages qui plongeaient à couvert sous les arbres. Il ne resta plus que Thune, Duzinc et Cardant pour voir une bâtisse d’un blanc éclatant éclore de la prairie dans une averse de terre et d’herbe. D’autres tours jaillirent du sol derrière eux ; des arcs-boutant se développèrent dans le vide et relièrent les tours entre elles.

Duzinc gémit lorsque la terre reflua tout autour de ses pieds et que des dalles mouchetées d’argent la remplacèrent. Il vacilla tandis que le sol s’élevait inexorablement et les hissait tous trois loin au-dessus des arbres.

Les toits de l’Université défilèrent et disparurent sous eux. Ankh-Morpork se déploya comme une carte, le fleuve comme un serpent pris au piège, les plaines comme une tache indistincte noyée de brume. Les oreilles de Duzinc se débouchèrent brusquement, mais l’ascension se poursuivit, jusque dans les nuages.

Ils émergèrent trempés et frigorifiés dans la clarté brûlante du soleil, au-dessus de la couverture nuageuse qui s’étendait de tous côtés. D’autres tours s’élevaient à la ronde, qui étincelaient douloureusement dans l’éclat du jour.

Cardant s’agenouilla maladroitement et tâta timidement les dalles. Du geste, il invita Duzinc à en faire autant.

L’intendant toucha une surface plus lisse que de la pierre. Comme de la glace si la glace avait été tiède, et qui avait l’aspect de l’ivoire. Sans être vraiment transparente, elle donnait à penser qu’elle ne demandait que ça.

Il eut la nette impression qu’en fermant les yeux, il n’arriverait plus à la sentir du tout.

Son regard croisa celui de Cardant.

« Ne me regardez pas, euh… comme ça, dit l’autre. Je ne sais pas ce que c’est non plus. »

Ils levèrent la tête vers Thune qui leur répondit : « C’est de la magie.

— Oui, seigneur, mais en quoi c’est fait ? demanda Cardant.

— C’est fait de magie. De magie pure. Solidifiée. Coagulée. Renouvelée de seconde en seconde. Pouviez-vous imaginer meilleur matériau pour bâtir le nouveau centre de sourcellerie ? »

Le bourdon brilla un instant et dissipa les nuages. Le Disque-monde apparut sous leurs pieds, et de là-haut ils constatèrent qu’il s’agissait effectivement d’un disque, épinglé dans le ciel par la montagne centrale de Cori Celesti, séjour des dieux. Ils virent la mer Circulaire, si proche qu’ils auraient même pu plonger dedans depuis leur perchoir ; ils virent le vaste continent de Klatch, écrasé par la perspective. Les Chutes du Rebord à la périphérie du monde dessinaient une courbe scintillante.

« C’est trop grand », fit Duzinc à voix basse. Le monde où il avait vécu ne s’étendait guère au-delà des portes de l’Université, comme il aimait. On se sentait à l’aise dans un monde de petite dimension. Bien plus qu’à huit cents mètres en l’air, juché sur quelque chose qui, essentiellement, n’était pas là.

Pareille pensée le scandalisa. Il était mage, et il s’inquiétait à propos de magie.

Il revint prudemment auprès de Cardant qui lui dit : « Ce n’est pas exactement à ça que je m’attendais.

— Hum ?

— Ç’a l’air beaucoup plus petit, vu d’ici, non ?

— Ben, je ne sais pas. Écoutez, faut que je vous dise…

— Regardez les montagnes du Bélier. On pourrait presque les toucher en tendant la main. »

Ils contemplèrent par-delà deux cents lieues l’imposante chaîne montagneuse qui luisait, blanche et glacée. On prétendait qu’en se dirigeant vers le Moyeu par les vallées secrètes du Bélier on découvrirait, dans les terres gelées sous Cori Celesti proprement dit, le royaume caché des Géants des Glaces, emprisonnés depuis leur dernière grande bataille contre les dieux. À l’époque, les montagnes n’étaient que de simples îles dans une immense mer de glace, et la glace subsistait encore dessus.