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Duzinc recula, ses pieds glissèrent sur les dalles grasses. Un grand coup derrière les cuisses le fit glapir, mais lorsqu’il tendit la main dans son dos il s’aperçut qu’il ne s’agissait que de l’un des billots.

Il tâta désespérément sa surface balafrée et, contre toute attente, découvrit un couperet enfoncé dans le bois. D’un geste instinctif aussi vieux que l’humanité, il referma les doigts sur son manche.

Hors d’haleine, hors de lui, hors du temps et de l’espace, il était en outre terrorisé hors de comparaison.

Aussi, lorsque le bourdon voltigea devant ses yeux, il dégagea violemment le couperet pour porter un coup de taille avec toute la force qu’il pouvait rassembler…

Et il hésita. Tout ce qu’il y avait de magie en lui s’élevait contre la destruction d’une pareille puissance, une puissance peut-être encore utilisable, utilisable par lui…

Le bourdon pivota et pointa son axe dans sa direction.

À plusieurs couloirs de là, le bibliothécaire, arc-bouté dos à la porte de la bibliothèque, regardait les éclairs bleus et blancs qui dansaient sur le plancher. Il entendit un claquement sec et lointain d’énergie pure, suivi d’un son qui démarra dans le grave pour finir dans des fréquences aiguës que même Karlou, couché les pattes sur la tête, n’arrivait pas à percevoir.

Puis un tintement léger et ordinaire, comme celui que produirait un couperet de métal fondu et tordu lâché sur du dallage.

Le genre de bruit après lequel le silence ressemble au grondement d’une avalanche tiède.

Le bibliothécaire s’enveloppa dans ce silence comme dans une cape et, immobile, considéra les rangées successives de livres qui palpitaient faiblement dans la lueur de leur propre magie. Les rayonnages, les uns après les autres, le regardèrent par terre[15]. Ils avaient entendu. Il sentait leur effroi.

L’orang-outan garda une immobilité de statue plusieurs minutes durant, puis parut prendre une décision. Il se dandina sur ses phalanges jusqu’à son bureau et, après avoir bien farfouillé, ramena un lourd anneau auquel tintaient des clés. Il revint alors au milieu de la salle et dit très posément : « Oook. »

Les livres tendirent le cou sur leurs rayonnages. Le bibliothécaire avait maintenant toute leur attention.

* * *

« On est où, là ? » fit Conina.

Rincevent jeta un regard circulaire et tenta de deviner.

Ils se trouvaient toujours au cœur d’Al Khali. Il entendait son bourdonnement de l’autre côté des murs. Mais au beau milieu de la cité grouillante, on avait dégagé un vaste espace pour le ceindre de murs et planter un jardin si romantiquement naturel qu’il avait l’air aussi vrai qu’un cochon en sucre.

« On dirait qu’on a pris dix kilomètres sur dix de vieux quartiers et qu’on les a encerclés de murs et de tours, hasarda-t-il.

— Drôle d’idée, dit Conina.

— Ben, d’après certaines religions du pays… Enfin, quand on meurt, vous voyez, on se retrouve dans ce genre de jardin, où il y a ce genre de musique et… et, poursuivit-il piteusement, du sorbet et… des jeunes dames. »

Conina embrassa la verte splendeur du jardin clos, avec ses paons, ses arches tarabiscotées et ses fontaines légèrement asthmatiques. Une dizaine de femmes étendues lui renvoyèrent son regard, impassibles. Un orchestre à cordes invisible jouait du bhong, la complexe musique klatchienne.

« Je ne suis pas morte, dit-elle. Je suis sûre que je m’en souviendrais. D’ailleurs, ce n’est pas ça, l’idée que je me fais du paradis. » Elle détailla d’un œil critique les créatures allongées et ajouta : « Je me demande qui leur coupe les cheveux ? »

La pointe d’une épée la poussa dans le creux des reins, et tous deux s’engagèrent sur le sentier décoré qui menait à un petit pavillon à dôme entouré d’oliviers. Elle se renfrogna.

« De toutes façons, je n’aime pas le sorbet. » Rincevent ne releva pas. Il était occupé à vérifier l’état de son esprit, et ça n’avait rien de réjouissant. Il avait l’horrible intuition de tomber amoureux.

Il était sûr de présenter tous les symptômes de la maladie : paumes moites, sensation de chaleur dans l’estomac, la peau de la poitrine comme de l’élastique tendu. Et puis l’impression, à chaque fois que Conina parlait, qu’on lui injectait de l’acier en fusion dans l’épine dorsale.

Il baissa les yeux sur le Bagage qui cheminait stoïquement près de lui et reconnut les symptômes. « Pas toi aussi ? » fit-il.

C’étaient peut-être les jeux de la lumière du soleil sur le couvercle buriné, mais l’espace d’un instant il parut plus rouge que d’habitude.

Évidemment, le poirier savant entretient ce genre d’étrange relation mentale avec son propriétaire… Rincevent secoua la tête. Ça n’expliquait tout de même pas pourquoi le coffre se départait de son fond malfaisant.

« Ça ne marcherait pas, fit-il. Je veux dire, c’est une femme, et toi, tu es… ben, t’es un… – il marqua un temps – enfin, quoi, tu es de bois. Ça ne marcherait pas, là ! Et puis on jaserait. »

Il se retourna et jeta un œil mauvais aux gardes en robe noire derrière lui.

« Je ne sais pas ce que vous avez à nous regarder comme ça », dit-il durement.

Le Bagage se rapprocha furtivement de Conina et la suivit de si près qu’elle se cogna une cheville dessus.

« Casse-toi », lâcha-t-elle sèchement, et elle lui flanqua un coup de pied, intentionnel cette fois.

Pour autant qu’il fût capable d’expression, le Bagage regarda la jeune femme avec l’air choqué d’avoir été trahi.

Le pavillon devant eux était un dôme en forme d’oignon, décoré à l’extrême, incrusté de pierres précieuses et posé sur quatre piliers. L’intérieur n’était qu’une masse de coussins sur lesquels se prélassait un homme grassouillet, entre deux âges, entouré de trois jeunes femmes. Lui portait une robe pourpre tissée de fils d’or ; quant à elles, autant que Rincevent pouvait en juger, elles démontraient l’étendue des possibilités qu’offraient six petits couvercles de casseroles et quelques dizaines de centimètres de tulle à rideaux, quoique – Rincevent frissonna – « étendue » ne fût pas le mot adéquat.

L’homme, apparemment, écrivait. Il leva la tête vers eux.

« J’imagine que vous ne connaissez pas de bonne rime à « vous » ? » demanda-t-il avec humeur.

Rincevent et Conina échangèrent un regard.

« Boue ? fit Rincevent. Chou ?

— Gnou ? » proposa Conina avec une gaieté forcée.

L’homme hésita. « Gnou, j’aime bien, dit-il. Gnou, ça ouvre des horizons. Et gnou, ça irait parfaitement. Approchez donc des coussins, à propos. Prenez du sorbet. Pourquoi vous restez plantés là comme ça ?

— C’est à cause de ces cordes, dit Conina.

— Moi, je fais une allergie au froid de l’acier, ajouta Rincevent.

— Vraiment, que c’est ennuyeux », fit le gros homme qui frappa dans des mains si lourdes de bagues qu’elles rendirent un son de métal. Deux gardes s’avancèrent vivement et tranchèrent les liens, puis tout le bataillon se dispersa, mais Rincevent sentait nettement des dizaines d’yeux sombres qui les surveillaient depuis le feuillage environnant. Un instinct animal lui disait que même s’il se retrouvait apparemment seul avec l’homme et Conina, le premier geste agressif de sa part mettrait le monde à feu et à sang. Il s’efforça de prendre une attitude calme et parfaitement amicale. Il s’efforça de trouver quelque chose à dire.

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15

Ou en l’air, ou en face. La disposition de la bibliothèque de l’Université Invisible était un cauchemar topographique, car la présence d’autant de magie accumulée tire-bouchonnait les dimensions et la gravité en une espèce de spaghetti qui aurait donné à M. C. Escher l’envie d’aller s’allonger, par terre, en l’air ou en face.