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— Il nous a formellement mis en garde là-dessus, fit Créosote, alors Abrim l’a fait essayer à un esclave, évidemment. Il a dit que ça lui a donné mal de tête.

— Le chapeau nous a aussi prévenus de votre arrivée prochaine, dit le vizir qui inclina brièvement la tête à l’adresse de Rincevent, et donc j’ai… enfin, le Sériph a pensé que vous pourriez nous en dire plus sur ce merveilleux article ? »

On connaît le ton de voix qualifié d’interrogatif, et c’était celui-là qu’employait le vizir ; un léger accent dans ses paroles suggérait que, s’il n’en apprenait pas très rapidement davantage sur le chapeau, il avait en tête diverses activités au cours desquelles les mots « au rouge » et « un tour de plus » revenaient souvent. Bien entendu, tous les grands vizirs parlent sans arrêt comme ça. Il doit sans doute exister une école quelque part.

« Ça alors, je suis bien content que vous l’ayez trouvé, dit Rincevent. Ce chapeau, c’est gngngnh…

— Je vous demande pardon ? s’étonna Abrim qui fit signe à deux gardes aux aguets de s’approcher. Je n’ai pas bien saisi après que la jeune dame… – il inclina la tête vers Conina – … vous a envoyé son coude dans l’oreille.

— Je crois, dit Conina poliment mais fermement, qu’il vaudrait mieux nous emmener le voir. »

Cinq minutes plus tard, depuis la table où il trônait dans la salle au trésor du Sériph, le chapeau lança :

Quand même. Qu’est-ce que vous avez fichu ?

* * *

Le moment est bien choisi, alors que Rincevent et Conina vont sans doute être les victimes d’une charge meurtrière, que Thune va prendre la parole devant une assemblée de mages tremblants à propos de la déloyauté, et que le Disque va tomber sous une dictature magique, le moment est bien choisi, donc, pour aborder le sujet de la poésie et de l’inspiration.

Par exemple, le Sériph, dans son petit désert coquet, vient de feuilleter ses pages de vers pour retrouver ceux qui commencent ainsi :

« Debout ! Déjà le matin dans la tasse du jour, Disperse de sa cuiller les étoiles à l’entour. »

… et il soupire parce que les vers incandescents qui lui embrasent l’imagination n’ont jamais l’air de sortir exactement comme il le voudrait.

En réalité, il est impossible que ça se produise un jour.

C’est fâcheux, mais ce genre de chose arrive tout le temps.

Fait établi, bien connu dans tous les mondes multidimensionnels du multivers, on doit la plupart des grandes découvertes à un bref moment d’inspiration. Il y a préalablement un gros travail de défrichement, évidemment, mais ce qui emporte la décision, c’est la vue, disons, d’une pomme qui tombe, d’une bouilloire sur le feu ou de l’eau qui déborde de la baignoire. Un déclic se produit dans la tête de l’observateur et tout se met en place. La configuration de l’ADN, dit-on communément, doit sa découverte à la vision fortuite d’un escalier en spirale à l’instant où le savant qui l’empruntait avait le cerveau juste à la bonne température de réception. S’il avait pris l’ascenseur, toute la génétique aurait pu s’en trouver considérablement changée[17].

La chose passe pour merveilleuse. Erreur. C’est tragique. Des petites particules d’inspiration pleuvent sans arrêt dans tout l’univers, traversant la matière la plus dense comme un neutrino une meule de barbe à papa, et la plupart ratent leur but.

Pire encore, la plupart de celles qui atteignent leur cible cérébrale n’atteignent pas la bonne.

Par exemple, le rêve bizarre d’un beignet de plomb sur un portique de deux kilomètres de haut qui, dans le cerveau adéquat, aurait servi de catalyseur à l’invention d’un générateur électrique à refoulement gravitationnel (une forme d’énergie bon marché, inépuisable et parfaitement non polluante, objet des recherches séculaires d’un certain monde qui, faute de l’avoir découverte, connut une guerre terrible et vaine), ce rêve échut en fait à un petit canard ahuri.

Par un autre coup de malchance, la vue d’une troupe de chevaux blancs galopant dans un champ de jacinthes sauvages aurait amené un compositeur en mal de succès à écrire la célèbre Suite du dieu volant et à dispenser aide et réconfort à des millions d’âmes en peine, s’il n’était pas resté chez lui cloué au lit avec un zona. L’inspiration tomba donc sur une grenouille voisine, laquelle n’était guère en mesure d’apporter une contribution éclatante dans le domaine de la poésie symphonique.

Maintes civilisations se sont rendu compte de ce gâchis lamentable et ont appliqué diverses méthodes de prévention ; la plupart consistent en des tentatives aussi agréables qu’illicites de régler l’esprit sur la bonne longueur d’ondes au moyen d’herbes exotiques ou de dérivés de levure. Ça ne marche jamais correctement.

Et ainsi, Créosote, qui avait eu en rêve l’inspiration d’un joli poème sur la vie, la philosophie et comment elles ont bien meilleure tournure à travers le fond d’un verre de vin, était complètement incapable d’en profiter parce qu’il avait autant la fibre poétique qu’une hyène.

Que les dieux permettent encore ce genre de chose demeure un mystère.

En réalité, l’éclair d’inspiration nécessaire à l’explication de ce mystère s’est produit, mais la créature qui l’a reçu – une petite mésange bleue femelle – n’a jamais pu l’exprimer clairement, même par des messages codés vraiment acharnés de son bec sur les bouchons de bouteilles de lait déposées devant les portes.

Par une étrange coïncidence, un philosophe qui avait consacré plusieurs nuits blanches au même mystère s’est réveillé ce matin-là avec une idée nouvelle et formidable pour sortir des cacahuètes d’une mangeoire d’oiseaux.

Ce qui nous amène tout droit à la question de la magie.

Très loin dans les gouffres sombres de l’espace interstellaire, une particule isolée d’inspiration file à toute allure, ignorante du sort qui l’attend, ce qui est aussi bien parce qu’elle doit toucher, d’ici quelques heures, une toute petite zone du cerveau de Rincevent.

Une tâche ardue, même si le centre créatif de Rincevent avait été d’une taille correcte, mais le karma de la particule a soulevé le problème d’atteindre une cible mouvante de la dimension d’un raisin sec distante de plusieurs centaines d’années-lumière. L’existence est parfois très dure pour une petite particule subatomique dans un grand, grand univers.

Si elle réussit, en tout cas, il viendra à Rincevent une pensée philosophique d’envergure. Sinon une brique voisine aura une idée lumineuse dont, faute de l’équipement nécessaire, elle ne saura pas du tout que faire.

* * *

Le palais du Sériph, le légendaire Rhoxie, couvrait la majeure partie du centre d’Al Khali que n’occupait pas déjà le Désert. Presque tout ce qui se rapportait à Créosote relevait de la mythologie, et le palais, avec ses arches, ses dômes et ses nombreux piliers, avait, disait-on, plus de pièces qu’on en aurait pu compter. Rincevent ignorait le numéro de celle où il se trouvait.

« Il est magique, n’est-ce pas ? » fit Abrim le vizir.

Il poussa Rincevent dans les côtes.

« Vous êtes mage, reprit-il. Dites-moi à quoi il sert.

— Comment vous savez que je suis mage ? fit désespérément Rincevent.

— C’est écrit sur votre chapeau.

— Ah.

— Et vous étiez sur le bateau avec l’autre chapeau, là. Mes hommes vous ont vu.

— Le Sériph emploie des trafiquants d’esclaves ? fit sèchement Conina. Moi, je ne trouve pas ça d’une grande simplicité de sa part !

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17

Mais peut-être aussi aller plus vite. Et autorisée à ne transporter que quatorze personnes.