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— … Je veux dire, certains serpents, ça va…» poursuivit Rincevent tandis que deux gardes le saisissaient par les coudes.

Du reste, la fosse ne contenait qu’un seul serpent très prudent qui resta obstinément lové dans un angle obscur pour observer Rincevent d’un œil soupçonneux, peut-être parce que le mage lui rappelait une mangouste.

« Salut, finit-il par dire. Vous êtes un mage ? »

Comme réplique de dialogue reptilien, c’était une nette amélioration par rapport aux chapelets de s habituels, mais Rincevent, bien assez abattu comme ça, ne perdit pas son temps à s’étonner et répondit simplement : « C’est écrit sur mon chapeau, tu ne sais pas lire ?

— Si, en sept langues. J’ai appris tout seul.

— Vraiment ?

— J’ai suivi des cours par correspondance. Mais j’évite de lire autant que possible, évidemment. Ça n’est pas conforme à mon personnage.

— J’imagine que non. » C’était certainement la voix de serpent la plus cultivée que Rincevent avait jamais entendue.

« C’est la même chose avec la voix, je le crains, ajouta le serpent. Je ne devrais pas vous parler en ce moment. Pas de cette façon-là, en tout cas. Je suppose que je pourrais grogner un peu. Je crois même qu’il faudrait que j’essaye de vous tuer, en fait.

— J’ai des pouvoirs bizarres et peu courants », dit Rincevent. Pas tout à fait faux, songea-t-il, une incapacité quasi totale à maîtriser toute forme de magie, c’est plutôt inhabituel pour un mage, et puis, n’importe comment, mentir à un serpent, ça ne compte pas.

« Sapristi. Eh bien, j’imagine que vous n’allez pas faire de vieux os ici, alors.

— Hmm ?

— J’imagine que vous allez léviter et sortir comme une flèche de ce puits d’un instant à l’autre. »

Rincevent leva les yeux sur les cinq mètres de paroi de la fosse au serpent et massa ses ecchymoses.

« Je pourrais, dit-il avec circonspection.

— Dans ce cas, vous ne verriez pas d’objection à m’emmener, hein ?

— Hein ?

— C’est beaucoup demander, je sais, mais cette fosse, ma foi, c’est vraiment le trou.

— T’emmener ? Mais t’es un serpent, c’est ta fosse. T’es ici pour y rester pendant qu’on t’amène du monde. Je connais ces choses-là. »

Une ombre derrière le serpent se déplia et se releva pour lui lancer : « Ce n’est pas bien aimable de dire ça. »

La silhouette s’avança dans la tache de lumière.

Il s’agissait d’un jeune homme, plus grand que Rincevent. Enfin, Rincevent était assis par terre, mais l’autre aurait été plus grand même avec le mage debout.

Le qualifier de maigre serait rater une bonne occasion de placer le mot « émacié ». Il donnait l’impression d’avoir compté des porte-toasts et des chaises longues parmi ses ancêtres, et ce qui rendait la chose évidente, c’étaient ses vêtements.

Rincevent regarda à nouveau.

Il avait bien vu la première fois.

La silhouette aux cheveux raides devant lui portait le costume pratiquement traditionnel des héros barbares : quelques lanières de cuir cloutées, de grosses bottes fourrées, un petit fourre-tout de peau et la chair de poule. Jusque-là rien d’anormal, on croisait une vingtaine d’aventuriers semblablement accoutrés dans n’importe quelle rue d’Ankh-Morpork, mais jamais qui portaient…

Le jeune homme suivit son regard, baissa les yeux et haussa les épaules.

« Je n’y peux rien, dit-il. J’ai promis à ma mère. »

Des sous-vêtements en tricot ?

* * *

Des phénomènes bizarres se produisaient à Al Khali ce soir-là. Une certaine brillance argentée arrivait de la mer, ce qui déroutait les astronomes de la ville, mais il y avait plus bizarre encore : de petits éclairs de magie brute fulguraient sur les arêtes vives, comme de l’électricité statique ; mais il y avait plus bizarre encore.

Le phénomène le plus bizarre pénétra dans une taverne aux abords de la ville, là où le vent perpétuel charriait l’odeur du désert par toutes les fenêtres dépourvues de vitres, et s’assit par terre au milieu de la salle.

Les consommateurs présents l’observèrent un moment, tout en sirotant leur café arrosé d’orakh du désert. L’orakh, obtenu à partir de sève de cactus et de venin de scorpion, est l’un des alcools les plus violents de l’univers, mais les nomades du désert ne le boivent pas pour ses effets euphorisants. Ils l’utilisent afin d’atténuer celui du café klatchien.

Non parce qu’on aurait pu se servir du café pour calfater les toits. Non parce que le café traversait la paroi de l’estomac inexpérimenté comme un roulement à billes incandescent dans du beurre ramolli. Ce que faisait le café était pire.

Il vous rendait evri[18].

Les fils du désert jetèrent un coup d’œil soupçonneux dans leurs tasses de café comme des dés à coudre et se demandèrent s’ils n’avaient pas forcé sur l’orakh. Voyaient-ils tous la même chose ? Passeraient-ils pour des idiots s’ils risquaient une réflexion ? C’est le genre de détail dont il faut se soucier quand on veut garder son crédit de fils au regard d’acier du vaste désert. Pointer un doigt tremblant et s’exclamer : « Hé, regardez, y a une boîte qui vient d’entrer sur des centaines de petites pattes, ça, c’est la meilleure ! » dénoterait un manque terrible voire fatal de machisme.

Les clients s’efforcèrent de ne pas échanger de regards, même lorsque le Bagage se glissa jusqu’à la rangée de jarres d’orakh contre le mur du fond. C’était encore plus horrible de le voir immobile qu’en mouvement.

Finalement, l’un d’eux remarqua : « Je crois qu’il veut boire un coup. »

Un long silence s’ensuivit, puis un second lança, avec la précision d’un Grand Maître d’échecs exécutant un mouvement assassin : « Qui ça ? »

Les autres consommateurs, impassibles, gardèrent le nez dans leurs verres.

Pendant un moment il n’y eut d’autre bruit que le plic-ploc des pattes d’un gecko qui traversait le plafond suintant.

Le premier consommateur répondit : « Je parle du démon qui vient de s’approcher dans ton dos, ô frère des sables. »

Le champion Inter-Oueds en titre d’Imperturbabilité se fendit d’un sourire las avant de sentir qu’on lui tirait sur la robe. Le sourire demeura en place mais le reste de la figure tenait visiblement à s’en désolidariser.

Le Bagage se sentait malheureux en amour ; il faisait donc comme tout être sensible dans ces circonstances, à savoir se soûler. Il n’avait pas d’argent ni aucun moyen d’expliquer ce qu’il désirait, mais n’importe comment il n’avait jamais grand mal à se faire comprendre.

Le tavernier passa une très longue nuit tout seul à remplir une soucoupe d’orakh, avant que le Bagage, d’une démarche incertaine, sorte à travers un mur.

Le désert était silencieux. Normalement, ce n’était pas le cas. Normalement il vivait de la stridulation des grillons, du bourdonnement des moustiques, du sifflement et du froissement d’ailes en chasse filant au ras du sable frais. Mais cette nuit-là il était silencieux, du silence épais, affairé de dizaines de nomades qui pliaient leurs tentes et qui se tiraient dare-dare.

* * *

« J’ai promis à ma mère, fit le jeunot. J’attrape des rhumes, vous voyez.

— Peut-être que tu devrais essayer de… ben… de te couvrir davantage ?

— Oh, non, impossible. Il faut porter toute la tenue de cuir.

— Moi, je ne dirais pas toute, remarqua Rincevent. Il n’y en a pas assez pour ça. Pourquoi il faut la porter ?

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18

Dans un véritable univers magique tout a son contraire. Par exemple, il existe de l’anti-lumière. Ce n’est pas la même chose que l’obscurité car l’obscurité n’est que l’absence de lumière. L’anti-lumière, on la trouve quand on traverse l’obscurité et qu’on sort de l’autre côté. Selon le même principe, un état d’evriesse n’est pas la sobriété. En comparaison, la sobriété, c’est comme prendre un bain dans de la ouate. L’evriesse dissipe toute illusion, chasse le brouillard rose et confortable où l’on passe généralement sa vie, et pour la première fois fait voir et penser clairement. Ensuite, après quelques hurlements, on s’arrange pour ne jamais plus être evri.