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— Pour qu’on sache que je suis un héros barbare, tiens. »

Rincevent s’adossa à la paroi fétide de la fosse au serpent et considéra le jeune homme. Il vit deux yeux comme des raisins bouillis, une tignasse rousse et une figure dont les taches de rousseur naturelles livraient bataille aux terribles forces d’invasion de l’acné.

Rincevent goûtait ces moments-là. Il y gagnait la conviction de n’être pas fou parce que, dans le cas contraire, il ne restait plus de mot pour qualifier certains des spécimens qu’il croisait.

« Un héros barbare, murmura-t-il.

— C’est bien, non ? Tout cet attirail de cuir m’a coûté très cher.

— Oui, mais, écoute… Comment tu t’appelles, mon gars ?

— Nijel…

— Tu vois, Nijel…

— … le Destructeur…

— D’accord, le Destructeur… fit un Rincevent affligé.

— … fils de Hasecroup le Marchand de Comestibles…

— Quoi ?

— Faut être le fils de quelqu’un, expliqua Nijel. Je l’ai lu, là, quelque part…» Il se détourna à moitié et farfouilla dans un sac de fourrure crasseux pour en sortir enfin un livre mince, froissé et dégoûtant.

« Il y a un passage là-dedans sur le choix des patronymes, marmonna-t-il.

— Comment tu t’es retrouvé dans cette fosse, alors ?

— Je comptais voler dans le trésor de Créosote, mais j’ai fait une crise d’asthme », répondit Nijel en cherchant toujours dans un bruissement de pages.

Rincevent baissa les yeux vers le serpent qui essayait depuis un moment de ne pas se faire marcher dessus. Il menait une vie tranquille dans la fosse, et il savait reconnaître les ennuis au premier coup d’œil. Il n’allait embêter personne. Il leva la tête, rendit son regard au mage et haussa les épaules, mouvement très délicat quand on n’en a pas.

« Depuis quand tu es un héros barbare ?

— Je commence juste. J’ai toujours voulu en devenir un, vous voyez, et je me suis dit que je pourrais peut-être apprendre sur le tas. » Nijel scruta Rincevent d’un regard de myope. « C’est bien, non ?

— C’est une vie abominable, à ce qu’on dit, fit spontanément Rincevent.

— Et la perspective de vendre de l’épicerie pendant les cinquante ans à venir, vous y avez pensé ? » marmonna sombrement Nijel.

Rincevent réfléchit.

« Avec des laitues ? demanda-t-il.

— Oh oui », répondit Nijel qui rangea le livre mystérieux dans son sac. Puis il se mit à étudier de près la paroi de la fosse.

Rincevent soupira. Il aimait bien les laitues. Elles sont tellement ennuyeuses. Il avait passé des années à chercher l’ennui, en vain. Dès qu’il croyait toucher au but, sa vie prenait soudain un tour du plus haut intérêt. À l’idée qu’on puisse volontairement renoncer à cinquante ans d’ennui, il se sentait quasiment défaillir. Avec cinquante ans devant lui, songeait-il, il pourrait élever l’ennui au rang des beaux-arts. Il n’y aurait aucune limite à ce qu’il ne ferait pas.

« Tu connais des blagues de mèches de lampes ? demanda-t-il en s’installant confortablement sur le sable.

— Je ne crois pas, répondit poliment Nijel qui tapa sur un moellon.

— Moi, j’en connais des centaines. Très drôles. Tiens, tu sais combien il faut de trolls pour changer une mèche de lampe ?

— Ce moellon-là bouge, fit Nijel. Regardez, on dirait une porte. Donnez-moi un coup de main. »

Il poussa avec enthousiasme ; ses biceps saillaient sur ses bras comme des petits pois sur un crayon.

« À mon avis, c’est une espèce de passage secret, ajouta-t-il. Allez, faites un peu de magie, vous voulez bien ? C’est coincé.

— Tu ne veux pas entendre la fin de la blague ? » fit Rincevent d’une voix peinée. On était au chaud et au sec ici, à l’abri d’un danger immédiat en dehors du serpent, lequel s’efforçait de passer inaperçu. Les gens n’étaient jamais contents.

« Pas pour l’instant, dit Nijel. Je crois que j’aimerais mieux un petit soutien magique.

— Je ne suis pas très fort là-dedans, dit Rincevent. Jamais attrapé le coup, tu vois, suffit pas de pointer le doigt et de dire : « Abracada…» »

Il y eut une déflagration, comme si un éclair formidable avait jailli dans un gros et lourd moellon de pierre pour le pulvériser en mille éclats de shrapnels crépitants et brûlants, et pour cause.

Au bout d’un moment, Nijel se releva et se frappa la poitrine pour étouffer les petits feux de son gilet.

« Oui, dit-il de la voix de qui tient à garder son sang-froid. Bon. Très bien. On va laisser refroidir un peu, hein ? Et puis après… après on pourra y aller. »

Il s’éclaircit légèrement la gorge.

« Nnh », fit Rincevent. Il gardait l’œil fixé sur l’extrémité de son doigt qu’il tendait à bout de bras comme s’il regrettait de ne pas avoir les membres plus longs.

Nijel fouilla du regard le trou fumant.

« Ç’a l’air de déboucher dans une espèce de salle, dit-il.

— Nnh.

— Après vous », proposa-t-il. Il donna à Rincevent une légère poussée.

Le mage chancela en avant, se cogna la tête contre la roche sans paraître s’en apercevoir, et rebondit dans le trou.

Nijel tapota le mur et son front se plissa. « Vous ne sentez rien ? fit-il. C’est normal que le mur tremble ?

— Nnh.

— Vous allez bien ?

— Nnh. »

Nijel colla l’oreille contre la pierre. « On entend un bruit très bizarre, dit-il. Une sorte de fredonnement. » Un peu de poussière se détacha du mortier au-dessus de sa tête et tomba en voletant.

Puis deux cailloux beaucoup plus gros gigotèrent et se dégagèrent des murs des fosses pour s’écraser sourdement dans le sable.

Rincevent était déjà sorti du tunnel ; il lâchait des petits bruits, encore sous le choc, sans souci des pierres qui le rataient de quelques centimètres et, dans certains cas, le touchaient de plusieurs kilos.

Eût-il été en état de se rendre compte, il aurait su ce qui se passait. L’air donnait une impression graisseuse et sentait le fer-blanc chauffé. Des arcs-en-ciel à peine visibles pelliculaient toutes les extrémités pointues et les arêtes vives. Une charge magique se créait quelque part tout près, une grosse, et elle mettait la terre à rude épreuve.

N’importe quel mage dans les parages, même aussi incapable que Rincevent, agissait comme un phare de cuivre.

Nijel émergea à l’aveuglette de la poussière grondante, brûlante, et buta contre son compagnon de fosse, immobile dans une autre caverne, nimbé d’une couronne octarine.

Rincevent avait un air terrible. Créosote aurait probablement noté ses yeux comme des escarboucles et ses cheveux hérissés.

Il avait l’air de qui vient d’avaler une poignée de glandes pinéales arrosée d’une pinte d’adrénochrome pour faire passer. L’air si défoncé qu’il aurait pu transmettre des émissions de télé intercontinentales.

Chacun de ses cheveux se dressait sur sa tête et jetait de petites étincelles. Même sa peau donnait l’impression de vouloir se détacher de sa chair. Ses yeux allaient et venaient horizontalement ; quand il ouvrait la bouche, des étincelles vertes lui jaillissaient des dents. Là où il avait marché, la pierre fondait, se garnissait d’oreilles, ou se changeait en quelque chose de riquiqui, écailleux et violet qui s’envolait.

« Dites, fit Nijel, ça va ?

— Nnh, répondit Rincevent, et la syllabe se mua en un gros beignet.

— Vous n’avez pas l’air bien, insista Nijel, faisant preuve de ce qu’on pourrait appeler, vu les circonstances, une perspicacité rare.

— Nnh.

— Pourquoi vous n’essayez pas de nous sortir d’ici ? » ajouta Nijel qui se jeta prudemment à plat ventre.